Lettres Au Vent

02/09/2006

Insomnies-1

Enregistré dans : — Nono @ 9:56
Préface :
A l’origine de ce roman il y a une histoire vraie. Tout le début est autobiographique : la découverte de l’ancienne galerie de mine, le squelette au collier, la lampe à huile romaine. Le reste … c’est du roman

La grotte aux djinns.

 

 

 

 

En cette année de mes 15 ans, pendant les vacances scolaires, l’été avait été particulièrement chaud dans ces régions de l’ouest tunisien où mon père travaillait. En plein midi, ivres de lumière, les alouettes huppées montaient très haut dans le ciel comme pour défier le soleil, et leurs chants résonnaient en écho sur les falaises des djebels en de savantes mélodies amoureuses adressées à leurs belles restées prudemment à l’ombre des buissons de romarin. Un léger vent provoqué par l’air surchauffé, errait de-ci delà au gré de sa fantaisie  provoquant un bref bien-être de fraîcheur sur les peaux emperlées de sueur .Cette brise transportait avec elle la senteur épicée des pins, des genévriers et, par-dessus tout, l’entêtant parfum des romarins gorgés d’essence dont les buissons formaient ces taches foncées qui parsemaient le paysage.

Mon père, ingénieur chimiste, faisait temporairement office de directeur de la mine de plomb de Garn Halfaya, le titulaire ayant pris ses vacances en France. Il n’avait pas abandonné son bureau, préférant celui-ci, plus familier, à celui du Directeur, dont le luxe moderne, brillant et plastifié, rebutait un peu les goûts de cet homme simple. Le bureau de mon père était accolé à un laboratoire d’analyses chimiques qui lui permettait de suivre la qualité de la production de la mine. Pendant mes vacances, quand je ne parcourais pas la campagne environnante pourchassant quelque gibier, je passais des heures dans ce laboratoire, satisfaisant ma curiosité, jouant avec les ustensiles en verre, les mortiers en porcelaine et les réactifs colorés. Souvent, les doigts tachés de jaune par l’acide nitrique, je me précipitais vers mon père, un livre de chimie à la main, et lui indiquais fièrement que je venais de découvrir dans les échantillons la présence de quelques « terres rares » aux noms imprononçables, les seules qui présentaient un réel intérêt à mes yeux. Mon père, qui n’avait plus ces enthousiasmes de jeune chimiste, me regardait d’un air bienveillant et, avec une pointe de malice dans la voix, brisait mon rêve de gloire en quelques mots.

Ce matin là je me souviens qu’un chef d’équipe des mineurs affectés à la carrière fit irruption dans le bureau.

Chef ! On vient de découvrir une ancienne galerie. Les mineurs tunisiens ont décrété que la zone est « taboue » car ils sentent la présence de « djinns » autour de l’ouverture. Ils refusent de continuer à travailler dans ce coin.

Bon… encore ces croyances ! Allons-y, conduis-moi sur place.

L’affaire était sérieuse car cette interruption du travail, si elle se prolongeait, risquait de ternir la réputation de mon père auprès de la redoutée « Direction Générale » située en France. On voyait rarement un de ses représentants s’aventurer dans ces contrées lointaines, au faible intérêt touristique, devenues dangereuses depuis les « évènements » d’Algérie dont la frontière, assez perméable, se situait à quelques kilomètres de la mine.

Pour l’instant le problème c’étaient les « djinns » et la peur des tunisiens de travailler dans ces lieux qu’ils avaient décrétés hantés. Non encore immortalisés par le dessin animé de Walt Disney sur « Aladin et sa lampe magique », les djinns font partie intégrante de la mythologie arabe, au même titre que ces lointains cousins elfes qui peuplent les sombres forêts du Nord de l’Europe. Il y en a de « bons » et de « mauvais » sans qu’une règle absolue ne permette de déterminer leur nature à priori, mais selon le déjà connu principe de précaution, tout djinn était jusqu’à preuve du contraire qualifié de malfaisant. Leur origine la plus communément admise est similaire à celle des fantômes qui hantent nos châteaux ou nos vieilles maisons. On dit que, lorsqu’une mort violente survient, il est possible que l’âme du défunt, non préparée à quitter si brusquement son hôte de chair, se réfugie en un objet quelconque dans lequel, tapi là pendant des siècles (mais qu’est-ce que le temps quand on est mort ?) il attend son heure pour se manifester aux vivants qui viendront le déranger.

 

 

Quelques minutes plus tard, nous arrivâmes sur les lieux. La carrière avait éventré la colline qui surplombait le village minier, et la partie enlevée formait un vaste demi-cercle qui s’arrondissait de part et d’autre de la piste par laquelle les camions bennes emportaient le minerai vers les installations de traitements industriels.  A l’aide de puissants marteaux pneumatiques, dans une poussière et un vacarme épouvantable, les mineurs foraient des trous dans le calcaire de la falaise à des intervalles réguliers et y plaçaient des bâtons de dynamites. Ils rebouchaient les trous avec de l’argile puis, après quelques sonneries de trompe qui avertissait du danger imminent, le chef d’équipe tournait la  manivelle d’une magnéto qui déclenchait l’explosion. Une autre sonnerie, plus brève, donnait le signal de la reprise du travail.

Je constatais qu’à mi-hauteur de la falaise, au sommet de l’éboulis de pierres qui s’était formé, s’ouvrait le trou noir et mystérieux qui avait suscité tant de frayeur.

La région de Garn Halfaya, au cœur de l’ancien et riche royaume Numide, fourmillait de ruines romaines dont seules les plus célèbres figuraient sur les cartes mais que tout un chacun pouvait rencontrer au hasard de ses promenades dans la campagne. J’avais, lors de ces promenades dans ce que les français appelaient d’une manière un peu dédaigneuse « le bled », trouvé de nombreux restes de cette occupation coloniale qui s’était prolongée pendant quelques siècles, depuis Jules César jusqu’à ce 5ème siècle qui vit le basculement de l’empire romain.

Tiraillé une nouvelle fois par la curiosité, je suivis donc mon père et escaladais non sans mal les blocs de rochers instables vers l’ouverture. La puissante odeur de l’explosion étouffait encore tous les parfums du maquis et sa poussière flottait dans l’air en de grandes écharpes qui nous enveloppaient dans une sorte de linceul, laissant dans notre bouche asséchée une saveur minérale.

Nous pénétrâmes enfin dans la galerie.

Comme toujours je fus étonné de la rapidité avec laquelle on passait de la fournaise de l’extérieur à la fraîcheur des galeries de mines. La grotte était humide et fraîche et il flottait dans l’air une odeur d’humus et de moisis que l’on respire dans certaines caves ou dans des sous-bois profonds. Le rayon de la lampe du casque de mon père éclairait un long boyau au sol encombré de gravats. Nous avancions lentement, observant surtout la voûte  humide au-dessus de nos têtes de crainte qu’elle ne s’effondre sur nous.

Au bout d’une trentaine de mètres qui nous semblèrent interminables tant nous étions tendus, le faisceau de la lampe intercepta quelque chose qui se distinguait du sol par sa blancheur et sa forme allongée. Une fois sur place nous vîmes qu’il s’agissait d’un squelette. Il reposait sur le côté, les jambes réunies et légèrement repliées, un bras au-dessus du crâne, comme s’il s’était endormi pour son long sommeil éternel. A cet instant le rayon de la lampe accrocha quelque chose qui brillait autour du cou du cadavre. C’était un collier, apparemment intact et dont l’extrémité reposait sur le sol en une boucle gracieuse. Mon père avança la main et s’en saisit mais à ce moment là, comme dans un rêve, j’eu l’impression que le collier disparaissait ! Je compris plus tard qu’il n’y avait rien de magique dans cette disparition : le fil du collier, solidifié par le lent travail d’infiltration de l’eau calcaire qui avait formé une fine stalactite, avait pu préserver la forme du bijou pendant des siècles, mais n’avait pas résisté à la main de mon père. J’éprouvais une grande tristesse devant cette destruction symbolique de ce fil ténu qui semblait avoir jeté un pont entre cette lointaine époque et la notre et que, par maladresse, nous n’avions pas su maintenir. Plus tard je ressentis une émotion de même nature quand, dans un film de Fellini, des ingénieurs qui creusent le futur métro de Rome découvrent des fresques romaines. Ce qui se passe alors est que l’atmosphère polluée de la ville envahit la crypte souterraine et les fresques disparaissent inexorablement, rongées par une sorte de lèpre.

Mon père ramassa un à un les composants du collier tombés à terre. Il s’agissait d’une alternance de perles de corail rose et de croix en nacre. Ce sont les reflets de la lampe sur cette dernière matière qui avait attiré notre attention. Sa tâche de collecte terminée, mon père promena la lumière tout autour du boyau. C’est alors que je remarquai une petite cavité creusée dans la roche. Je m’approchai prudemment et ma main entra en contact avec un objet que je ne pouvais pas distinguer dans l’ombre. Une fois exposé au faisceau lumineux je vis qu’il s’agissait d’une lampe à huile en terre cuite. Elle avait la forme traditionnelle de ces objets, avec une anse pour la transporter et un bec d’où devait s’échapper la flamme éclairante. Un dessin figurait en bas relief sur le dessus mais les conditions d’éclairage ne me permettaient pas de distinguer de quoi il s’agissait. Je demandai à mon ère de diriger sa lumière vers la cavité dans la roche pour voir s’il n’y restait pas un autre objet. Je fus frappé alors par une vision qui, encore aujourd’hui, me donne des frissons : sur le dessus de la niche s’était déposé le noir de la fumée fuligineuse de la lampe et cette poussière charbonneuse était intacte et fraîche comme si la flamme qui l’avait déposée venait juste de s’éteindre ! Pour vérifier, je passai mon index sur la paroi et je contemplai mon doigt noirci avec une profonde émotion, comme si ce contact m’avait uni à celui qui avait déposé la lampe, une quinzaine de siècles auparavant !

A ce moment précis je crus distinguer fugitivement une sorte de lueur diffuse s’échappant du bec de la lampe mais l’éclairage mouvant et saccadé du casque de mineur de mon père, combiné à mon émotion, ne me garantissent pas que mon observation ait eu un fondement de réalité.




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