Lettres Au Vent

24/09/2006

Insomnies 7

Enregistré dans : — Nono @ 8:46
Les études

Les journées continuaient, égales les unes aux autres, et j’errais dans la maison comme une âme en peine, attendant le moment de rédiger l’histoire de Nadya. J’avais mauvaise conscience car j’avais prévu de travailler un peu les mathématiques et la physique mais je n’avais pas le cœur à cela. Lorsque je me couchais j’étais maintenant rassuré sur la fidélité de présence de celle que je commençais à appeler « mon amie » et j’attendais avec impatience les paroles qu’elle allait former dans mon esprit.

 

« Mon petit Jean, je vois dans ton esprit que tu es un peu préoccupé par tes études et surtout par le fait que tu les négliges un peu à cause de moi. Puisque ce sujet t’intéresse je vais te parler des miennes.

 

Chez les gens ordinaires il n’était pas d’usage que les filles fassent de grandes études. On se contentait de leur apprendre à lire et à compter. Dans des familles composées à la fois de garçons et de filles le père préférait envoyer son fils à l’école, la fille étant gardée à la maison pour suppléer aux tâches domestiques. Dans les familles de patriciens comme la mienne, c’était un peu différent, d’autant plus que j’étais fille unique. Je reçus donc, comme un garçon de bonne famille l’aurait eu, un « maitre » à domicile, ce qui m’évitait les dangers de me rendre à l’école publique. Le chemin entre notre villa et l’école était assez long et traversait un grand bois dans lequel des brigands auraient pu facilement tendre une embuscade. Tu sembles étonné par mes propos ? N’avez-vous plus ces problèmes d’insécurité à votre époque ? En tout cas c’était pour mes parents une préoccupation constante. Ils avaient été frappés par ce qui était arrivé peu de temps avant dans la région. L’une des villas voisines de la notre appartenait à un « client » de mon père (c’est ainsi qu’on appelait les gens qui étaient en relations d’affaires avec lui et à qui il avait rendu service) .N’ayant pas suffisamment d’argent pour se payer les services d’un enseignant à domicile, ce citoyen Lucius s’était résolu à envoyer son garçon de 14 ans et sa fille de 12 ans dans une des écoles publiques de Madaure. Un domestique les accompagnait tout au long du chemin et le trajet durait plus d’une heure. La route de Madaure traversait une forêt de cèdres au sous-bois toujours sombre. Dans la journée on y voyait des singes sauter de branches en branches, se chamaillant entre eux. La nuit on disait que des panthères y chassaient et on retrouvait quelquefois les restes de leurs repas suspendus aux branches d’un arbre. Mais le plus grand danger était constitué par les bandits. Un soir, ni le domestique ni les enfants de Lucius ne revinrent de la ville. De telles disparitions n’étaient pas rares en Afrique. Le marché des esclaves s’alimentait principalement par les rapts commis par les « barbares » qui habitaient les montagnes du Sud et par des peuplades du désert qu’on appelait les « hommes bleus » à cause de leur vêtement de laine. Ces derniers échangeaient des esclaves de part et d’autre du vaste désert de sable, amenant vers nos contrées les noirs et, inversement, les blancs vers les pays lointains.

 

Mon maître m’enseignait la littérature latine et grecque ainsi que l’arithmétique et la géométrie. En outre, mon père avait insisté pour qu’il m’enseigne aussi les principes moraux que toute jeune fille devait avoir. Après les cours une domestique de confiance était chargée de m’apprendre à filer la laine et à coudre mes vêtements car toutes les femmes, quelles soient du peuple ou impératrice, devaient savoir le faire.

Il faut que je te parle des « magisters » en général et du nôtre en particulier. La profession d’enseignant n’avait pas bonne réputation. Tiens ! À ton époque aussi ? Bizarre …

Outre leur sévérité, redoutée de tous les enfants car elle s’accompagnait souvent de châtiments corporels, une des causes de leur mauvaise réputation tenait au comportement qu’ils avaient parfois avec les jeunes élèves. Il est vrai que les études poussées du grec, souvent complétées par un séjour en Grèce, les entrainaient parfois vers une inclination pour les jeunes garçons qui était courante dans le pays de Socrate et Platon.

En fait ce Servilius (surnom qui indiquait qu’il devait descendre d’esclaves affranchis) était loin d’être un pédéraste. Je découvris peu à peu qu’il s’intéressait surtout à ma mère. Celle-ci venait régulièrement s’enquérir des progrès que je faisais et, de manière naturelle, elle s’éloignait de moi pour que je n’entende pas les appréciations que le « magister » portait sur la qualité de mon travail. Au début cela consistait simplement à s’éloigner de quelques pas, juste pour être hors de portée de l’ouïe. Puis un jour ma mère l’invita à le suivre dans ses appartements. Il faut dire, avec le recul que j’ai maintenant, qu’il était beau Servilius ! Et jeune d’abord ! Toujours est-il que leur manège commença à m’intriguer … Après les rencontres prétextes au suivi de mes études, il y eut celles qui intervenaient en plein milieu des cours. Cela se passait de la manière suivante : Servilius arrivait et déballait son sac contenant les parchemins qui servaient à ses cours. A ce moment ma mère, qui avait du le guetter depuis sa fenêtre, faisait irruption dans la pièce et murmurait quelque chose à l’oreille du maitre. La figure de ce dernier se modifiait et il déclarait alors : « ma petite Nadya, nous allons vous donner une version de grec. Prenez ce texte et traduisez le moi en latin. Je vous donne une heure à partir de maintenant. Je vous laisse tranquille pendant ce temps. »

Il suivait alors ma mère dans ses appartements et je ne le revoyais pas jusqu’au terme de l’heure fixée. Il revenait alors souriant béatement et il faisait semblant de s’intéresser à ma version, mais je voyais bien qu’il avait la tête ailleurs.

 
 

Un jour que j’avais terminé très vite mon exercice d’arithmétique car Servilius m’en avait donné un que j’avais déjà effectué quelques jours auparavant, je me dirigeai vers la chambre de ma mère dans l’intention de les surprendre. En arrivant devant la chambre j’entendis à travers la porte des gémissements étouffés qui semblaient provenir de la bouche ma mère. De plus en plus intriguée j’ouvris la porte sans frapper et je vis que Servilius et ma mère étaient enlacés étroitement. Je compris qu’ils se livraient à cet acte d’amour dont ma mère m’avait enseigné les principes lorsque j’étais devenue nubile et auquel j’assistais pour la première fois.

 

 Ma mère cria et me demanda de sortir immédiatement de sa chambre. Peu de temps après nous eûmes une longue conversation, la première « entre femmes » et ce fut ma première vraie leçon d’éducation sexuelle, la précédente s’étant limitée à de vagues notions d’anatomie. Bien entendu elle réclama en retour ma totale complicité et me fit jurer sur les aïeux que jamais je ne dévoilerais ce que j’avais vu à mon père. Pour justifier un peu ce silence, ma mère me donna aussi ma première leçon de féminisme, critiquant amèrement la discrimination dans laquelle étaient maintenues les femmes. Elle m’expliqua que tous les hommes, et donc mon père entre autres, pratiquaient ce genre de relations sexuelles hors du mariage. Toutefois, si les frasques des hommes avec les servantes et même quelquefois avec des courtisanes qu’ils entretenaient, étaient tolérées, ces mêmes actes étaient fortement réprouvés quand ils étaient commis à l’initiative des épouses. C’est ce jour là qu’elle m’avoua qu’elle savait que mon père avait eu un enfant d’une jeune esclave numide, ce qui l’avait chagriné d’un côté mais rassuré sur ses capacités à procréer.

-         « Masa, qu’est devenue cet enfant qui est aussi mon frère ? »

-         « Tu ne le verras pas Nadya, il a été exposé »

 

Je vois, Jean, que tu ne comprends pas ce que signifie ce concept. Tu vois bien l’image d’un enfant abandonné sur le forum de la ville que j’essaie de te transmettre mais tu n’en comprends pas la signification car cette pratique barbare a du disparaître à ton époque et j’en suis très heureuse. Je vais donc t’éclairer sur ce point.

 

Peu de temps après la naissance, qu’il s’agisse de l’un ou l’autre sexe, celle-ci devait être validée par le père. Cela se passait de la manière suivante : devant une assemblée composée d’amis et des gens de la maison le nouveau né était déposé par terre par la mère, puis le père s’avançait et … Deux cas se présentaient alors : ou bien, et c’était heureusement le cas le plus fréquent, celui-ci soulevait l’enfant et le présentait à l’assemblée réunie en l’élevant dans ses bras, auquel cas l’enfant était déclaré « légitime », ou bien il le laissait par terre. Dans ce dernier cas on « l’exposait » dans un lieu public, généralement une rue fréquentée ou sur la place principale de la ville. Là il pouvait être recueilli par quiconque le jugeait utile, marchand d’esclaves, femme en mal de maternité, citoyen désirant accroître le nombre de ses domestiques. Dans le pire des cas : il mourait.

Plus tard j’ai constaté comme tout le monde que le nombre de filles exposées était très supérieur à celui des garçons, les pères préférant de beaucoup ces derniers. Il en allait de même évidemment pour un enfant qui avait une tare physique ou dont le père soupçonnait fortement qu’il fût le fruit d’une relation adultérine de son épouse.

 

Ainsi je découvrais pour la première fois la dureté d’âme de mon père en particulier et des hommes en général. Plutôt que de voir un fils bâtard jouer dans la cour de sa maison et lui rappeler sa faute, mon père avait préféré l’abandonner. Je suis heureuse de ta réaction d’incrédulité car elle prouve que cette pratique barbare de l’exposition, inventée par les hommes contre les femmes, ait disparue à ton époque.

Mais j’allais découvrir peu de temps après que mon père était capable de bien pire ! Cela je te le conterai une prochaine nuit.

En attendant permets moi de déposer par la pensée un baiser sur ton front.

2 commentaires »

  1. Suite au remaniement de ton site ,je n’arrivais plus a te retrouver .Je goutte avec plaisir la suite de ton histoire . Ton érudition est fantastique ,on s’y croirait . Le monologue de l’esprit féminin prenant la place de l’esprit masculin pour n’en former qu’un me laisse perplexe . Ou vas tu chercher ça …………Luis

    Commentaire par LUIS — 23/12/2006 @ 9:11

  2. L’érudition : beaucoup de lectures! Quant à l’idée du transfert homme/femme j’avoue que c’est original. Moi qui n’ai aucune tendance homesexuelle c’est ma façon de satisfaire un phantasme!

    Commentaire par Nono — 25/12/2006 @ 12:43

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