Lettres Au Vent

30/03/2006

Le serment oublié

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«Toute destinée, pour longue et compliquée qu’elle soit,

comprend en réalité un seul moment:

celui où l’homme sait à jamais qui il est.»


Jorge Luis Borges




-« Claire ! Attends-moi ! »


Comme d’habitude Claire est devant et fait signe à Stéphane de la suivre. Elle vient d’avoir 15 ans. C’est une jeune fille grande et mince, aux yeux dont la couleur varie selon l’éclairage ou l’humeur, passant du gris vert au bleu pale. Ses cheveux, blonds dans son enfance, ont foncé avec le temps et ont maintenant la teinte d’un vieux bois doré. Ses jambes nues, minces et joliment galbées, semblent adaptées à ces chemins escarpés qui serpentent sur la colline. Stéphane, à peine plus âgé, est à la période de l’adolescence. Il n’aime pas trop son corps, ses boutons d’acné, son ventre un peu mou et ses jambes maigres. Tous les deux sont vêtus légèrement, en short, chemisette et espadrilles aux pieds. C’est bientôt la fin des vacances. Lui doit rejoindre Alger où il est pensionnaire au lycée, en 1 ère Moderne. Elle est en classe de seconde classique, dans une institution religieuse de Saint Joseph.
Arrivés au sommet de la colline, les deux jeunes font une halte pour admirer le paysage. Au loin, vers le nord, la Méditerranée couvre l’horizon de son bleu profond. Au pied de la colline, il y a les ruines romaines de Tipasa. Claire tend la main à Stéphane et l’attire contre elle. Ils restent là immobiles, goûtant l’instant présent, appréhendant déjà leur séparation à la fin des vacances.

Un peu essoufflés, ils descendent maintenant vers Tipasa, la main dans la main. Claire voudrait que Stéphane l’accompagne à Alger pour y faire quelques achats avec sa mère, mais il a promis à son père de l’aider au magasin.
Le père de Stéphane, Ernest Desjardins , tient la « quincaillerie droguerie » du village. Il y a vraiment de tout chez Ernest, des articles de mercerie, des instruments pour le jardinage et des produits ménagers. Monsieur Murciano, un vieux client du magasin est là. Il agite « la Dépêche d’Algérie » comme un revolver braqué sur Ernest et se plaint de la politique que la Métropole applique en Algérie, trop complaisante selon lui envers les Arabes.
Les deux hommes ont un fort accent pied noir. Ils partagent à peu près les mêmes opinions générales sur la situation en Algérie, mais Murciano est une « forte tête ». Il est tenté par les actions violentes de l’O.A.S, bien qu’il n’ait jamais eu le courage de s’y engager vraiment. Il a signé son unique action d’éclat le jour du putsch des généraux à Alger, en allant hisser le drapeau tricolore au fronton de la mairie.
Les titres des journaux du matin expliquent le tour qu’a pris la conversation. A la une de la Dépêche d’Algérie s’étale en gros titre : « une bombe à Bab-El-Oued : 4 morts et une dizaine de blessés.» Et en plus petit : « Michel Debré réaffirme que la France est en Algérie et y restera »
Monsieur Murciano cesse de brandir son journal et s’en sert maintenant comme d’un éventail, le paroxysme de sa colère n’ayant pas résisté à la température qui règne dans le magasin.


-« Encore une chaude journée ; votre père doit être content pour ses tomates, elles ne vont pas manquer de soleil au moins ! »


Stéphane profite de la pause dans la conversation des deux hommes pour tenter d’échapper à la corvée de rangement.


- « Papa est-ce que je peux aller à Alger avec Claire et sa maman cet après-midi?»

- « Non, ce n’est pas le moment. Avec tous ces attentats… Ici à Tipasa on est tranquille. Tous les Arabes nous connaissent, on ne risque rien. Mais à Alger, on ne sait pas si une bombe ne va pas éclater au moment où on passe dans la rue. Et puis tu m’avais promis de m’aider à ranger ma livraison de matériel que j’ai eu hier. Je n’ai pas eu encore le temps de le faire et ça fait désordre pour les clients.»






-« Claire ! Attends-moi ! »

Comme d’habitude la jeune fille a devancé son compagnon et lui fait signe de la rejoindre.
Claire et Stéphane se trouvent maintenant sur le site appelé le « tombeau de la Chrétienne», un peu à l’écart des ruines romaines. La matinée est très belle. La brise venue de la mer apporte les senteurs enivrantes des pins maritimes et des eucalyptus.
Le site est remarquable, tant par sa beauté naturelle (une côte découpée avec de nombreuses petites plages) que par l’intérêt du site archéologique dont les ruines romaines se découpent sur le bleu de la Méditerranée. Au fond on distingue la montagne escarpée du Chenoua au pied de laquelle se trouve le village de Cherchell, connu pour son école de sous-officiers.
Les deux jeunes gens partagent le même intérêt pour l’histoire ancienne de la cité. Ils aiment à se promener seuls à travers les ruines romaines et puniques. Les touristes se font rares, la canicule les cantonnant à la fraîcheur des rochers du bord de mer.
Pour le moment Claire et Stéphane sont un peu à l’écart du cœur des ruines romaines, sur le tumulus appelé « le tombeau de la Chrétienne. »
Claire a repéré une large pierre taillée qui ressemble au sommet d’une tombe.
Après de longs efforts, les deux jeunes gens arrivent à basculer la grosse pierre. Ils découvrent alors une petite ouverture, à peine plus grosse que la tête d’un homme.
Ils sont épuisés, en nage. Leurs chemises collent à la peau. Stéphane distingue le soutien-gorge de Claire à travers la chemisette trempée. Claire s’en aperçoit et le gronde gentiment. Son sourire dément la colère apparente de ses paroles. En fait Claire est heureuse de se sentir désirée. Stéphane est vexé d’avoir été surpris. Il rêve depuis longtemps de caresser un jour les seins de Claire. Ils se connaissent depuis l’enfance et leur camaraderie s’est transformée peu à peu en un véritable amour d’adolescents.


-« Il faut revenir avec une binette pour agrandir le trou et une lampe électrique pour voir ce qu’il y a là-dedans, Claire. Inutile de nous écorcher les mains. »


Stéphane est rentré à la maison. Son grand-père est assis sur une chaise à l’ombre du figuier centenaire qui pousse près du puits, dans la petite cour située derrière le magasin de son père.

C’est lui qui est venu de France pour s’installer sur cette terre d’avenir, juste après la guerre de 14-18. Il a longtemps cultivé la vigne, puis il a soudain tout vendu et s’est retiré chez son fils où il se contente maintenant d’aider un peu au magasin et d’entretenir avec soin un petit jardin potager. Sa femme, beaucoup plus jeune que lui, l’a quitté pour un bellâtre de passage qui a probablement su la faire rêver. (C’est à ce moment là qu’il a décidé de tout vendre). Depuis il professe un certain mépris pour les femmes en général, les soupçonnant d’être toutes des infidèles en puissance.
Le vieux fait signe à Stéphane. Il plaisante souvent sur les relations entre les deux adolescents et aime asticoter son petit-fils sur le sujet.


- « Alors tu es encore allé te balader avec Claire ? Qu’est-ce que tu peux bien lui trouver à cette fille ? Elle est maigre comme un hareng saur !

Moi, quand j’étais jeune, j’allais déjà à Alger, dans le quartier réservé. Ah ! Il y avait de ces filles…Je me souviens d’une petite mauresque… »

Il n’en dit pas plus mais ses yeux brillent un peu et un sourire flotte un instant sur ses lèvres au souvenir de la jeune prostituée arabe bien en chair qu’il avait l’habitude d’aller voir à Alger, dans le quartier des bordels. Puis son sourire s’éteint comme un rideau qui tombe brusquement. Son regard se perd au loin, une expression de grande lassitude se peint sur son visage et un profond soupir sort de sa poitrine.


-« Ah ! Les jeunes … vous ne savez pas la chance que vous avez. Moi il ne me reste plus que mon jardin comme distraction. Comment tu trouves mes tomates?»
-« Elles sont magnifiques papy. Ce soir je les arroserai si tu veux. Dis-moi, à propos de jardinage, je voudrais t’emprunter ta binette cet après-midi, je peux?»
-« Qu’est-ce que tu peux bien en faire grand dieu ? Tu ne vas quand même pas te mettre à jardiner en plein soleil?»
-« Non, ne t’inquiètes pas… »



L’après-midi les archéologues en herbe sont de nouveau sur place. Stéphane a apporté la binette de son grand-père, celle qui sert à entretenir le petit potager où poussent les tomates. Claire a une grosse lampe torche.
Le trou s’élargit assez rapidement et a une taille maintenant suffisante pour laisser passer les deux adolescents.
Claire et Stéphane se retrouvent dans une cavité circulaire d’environ 2 mètres de diamètre, chapeautée d’une voûte grossière en pierres taillées. Le sol est recouvert d’une fine poussière presque impalpable qui se soulève en nuages épais dès que l’un d’eux bouge. La lampe électrique illumine le tout dans une lumière jaune fantasmagorique. Vers l’endroit le plus éloigné de l’entrée on distingue vaguement quelque chose au sol. Claire s’approche. Un squelette est allongé sur le sol, en position fœtale. Claire tremble un peu en s’approchant. Aucun des deux ne parle, saisi par l’émotion de la découverte.
La main de Claire se tend vers Stéphane ; elle semble tenir un objet mais il n’arrive pas à distinguer de quoi il s’agit.



-« Regarde, Stéphane, ce que le cadavre portait autour du cou ! Une croix.

C’était peut-être un de ces chrétiens qui vivaient ici au temps de saint Augustin, tu sais, l’évêque de Bône. »


Maintenant Stéphane distingue mieux, d’autant que ses yeux commencent à s’habituer à l’obscurité. C’est une simple croix en effet que Claire tient dans ses mains. Elle mesure une dizaine de centimètres de haut. Du fil qui la maintenait au cou du cadavre il ne reste que quelques lambeaux qui tombent en poussière. La matière qui constitue la croix est blanche et solide, sans doute de l’ivoire.

Claire semble être dans un état second. Comme elle est en sueur, l’atmosphère humide du tombeau la fait grelotter, mais peut-être est-ce l’intense émotion qui l’a envahie. Les deux jeunes gens savent qu’ils vivent là un de ces moments magiques qui ne se reproduisent qu’une ou deux fois dans une vie. La croix qu’ils tiennent dans leurs mains, symbole de l’unité des chrétiens, n’est-elle pas aussi celui de leur union à venir ?
Ils sont conscients de la gravité de l’acte qu’ils viennent d’accomplir en pillant une sépulture ancienne mais ce secret cimentera encore plus leur amour.
Claire s’engage dans le passage étroit qui mène au grand jour, suivie de Stéphane.
Une fois dehors, ils s’ébrouent et se donnent de grandes tapes pour secouer la poussière qui recouvrait le sol de la tombe, mais soudain Claire pousse un grand cri.

-« Stéphane, la croix ! Elle s’est cassée ! Je l’avais mise dans la poche de mon short et elle a du se rompre pendant que je rampais pour sortir. »


En effet l’une des branches horizontales de la croix s’est détachée et gît par terre aux pieds de Claire. Elle la ramasse et reste pensive. Elle est superstitieuse, comme sa mère sicilienne, et interprète cet incident comme un mauvais présage sur l’avenir de leur couple. Stéphane, beaucoup plus pragmatique, propose tout simplement de prendre un peu de colle forte dans le magasin de son père et de réparer la cassure.
Claire n’est pas de cet avis : il ne faut pas contrarier ce signe du destin, mais l’adapter à une éventuelle séparation. Elle propose donc que chacun garde un des deux morceaux de la croix. Ainsi, en regardant le fragment qu’il possède, chacun d’eux repensera à cette période heureuse où ils étaient réunis comme la croix originelle. Elle ajoute que, même si le sort devait les séparer, ils doivent faire le serment de ré assembler les deux fragments à la mort de l’un d’eux, puis de déposer la croix reconstituée sur la tombe du disparu. L’émotion de la découverte qu’ils viennent de faire, la gravité de Claire pendant qu’elle parle, amène Stéphane à prêter serment comme elle le lui demande avec insistance, malgré son rationalisme déjà affirmé.

Stéphane met le morceau de croix dans sa poche, ramasse la binette du grand-père et les deux jeunes gens redescendaient vers le village de Tipasa, avec leur secret bien enfoui au fond de leur poche.






Le temps a passé et le mauvais pressentiment de Claire sur l’avenir de leur couple s’est avéré exact. L’archéologue amateur de Tipasa a maintenant 60 ans. Il vit dans le nord de la France, un plat pays de cultures de betteraves, au ciel bas, où l’horizon se dissous dans un voile de brume bleutée, même dans les trop rares beaux jours d’été. Sa femme Marie prépare le repas dans la grande cuisine de leur maison de campagne, qui, depuis sa retraite est devenue leur maison principale.


-« Mais papy, qu’est devenue Claire ? Pourquoi, puisque vous aviez fait un serment sur la croix, vous ne vous êtes jamais revus ? »


Troublée par la voix de Michèle, sa petite fille, Stéphane fait un effort pour reprendre pied dans la réalité du quotidien. L’image de Claire s’estompe peu à peu.

Stéphane a du mal à supporter la routine quotidienne. Son existence est maintenant trop simple, sans saveur, bien loin de ces jours brûlants de l’Algérie des années 60. Il est à la retraite depuis un an et il n’a pas bien digéré cet arrêt brutal, après des années d’intense activité intellectuelle dans un domaine scientifique qu’il adorait.

Aujourd’hui pourtant, ce n’est pas le moment de s’abandonner à la nostalgie car c’est la fête ! Le fils de Stéphane, François, a débarqué avec sa femme Lise et ses deux enfants : Louis, 15 ans et Michèle 12 ans. Ses petits enfants et leur joie de vivre communicative apportent un peu de soleil dans sa vie.


-« Papy s’il te plait, raconte-nous encore quand tu étais jeune en Algérie. »

Ils sont assis chacun d’un coté, autour de lui, et se penchent sur le vieil album de photos qui a appartenu au père de Stéphane, décédé depuis deux ans maintenant.
Stéphane n’aime pas évoquer ce temps de l’Algérie, même avec ses proches. Chaque fois qu’il le fait il lui reste dans la bouche le goût amer que laissent les choses inachevées. Pourtant lui-même y repense souvent comme d’une période de bonheur, illuminé par son amour pour Claire, par la beauté de son village de Tipasa et le souvenir de son grand-père disparu il y a longtemps. Pourtant …
Michèle, sa petite fille, avec une obstination bien enfantine, ne manque pas de remuer le couteau dans la plaie en le questionnant sur Claire.



- « Voyez-vous, à cette époque il y a eu l’indépendance de l’Algérie. Nous avons du partir rapidement de Tipasa. Claire et moi avons été séparés dès notre arrivée à Alger, avant même d’embarquer pour la France, et nous ne nous sommes jamais retrouvés. »



Stéphane revoit cette fin d’après-midi de 1962. Peu à peu il se laisse envahir par les souvenirs et les images reviennent, précises, présentes car tant de fois revécues dans sa tête. On était en juillet. Il venait d’avoir 17 ans et son baccalauréat en poche. La veille tous les quotidiens d’Alger avaient publié en gros caractères : « L’Algérie est indépendante ! » Son père et sa mère avaient commencé à remplir la grande cantine en fer qui datait de l’époque où ils s’étaient installés à Tipasa.
Monsieur Murciano était passé au magasin, pour discuter une nouvelle fois politique avec Ernest.
« C’est fini. De Gaulle nous a bien eus ! … Maintenant il n’y a plus qu’à faire nos valises, et plutôt rapidement si on ne veut pas rentrer en France entre quatre planches ! »

Le père de Stéphane est soucieux mais il ne veut pas dramatiser. Il croit que l’armée française, encore présente en Algérie, va continuer à les protéger, mais il sait qu’il devra partir un jour ou l’autre car son commerce périclite déjà depuis que les Français ont commencé à quitter la région.

Et puis, en fin de journée, sont arrivés les camions militaires ! Ils ont stationné sur la place, devant la mairie où flottait encore, dernier défi un peu dérisoire, le drapeau bleu blanc rouge. Les militaires français sont descendus. Ils sont commandés par un jeune sous-lieutenant du contingent qui n’a que quelques années de plus que Stéphane.

Ils ont mis en marche des haut-parleurs puissants et leurs voix envahissent tout le village au moment où la fraîcheur de la nuit commençait à apaiser les habitants, les plongeant brutalement dans la stupeur et l’angoisse. Ce qu’ils disent est sans appel. « Français, nous ne pouvons plus assurer votre sécurité à Tipasa. Nous vous demandons de rassembler vos affaires indispensables et de vous présenter devant le convoi militaire qui se trouve sur la place de la mairie, pour une évacuation sur Alger. »
La mère de Stéphane est en pleurs. Contrairement à Ernest Desjardins Lucia n’a aucune attache avec la métropole. Elle est d’origine italienne, ses grands-parents ont quitté leur Sicile natale au début du siècle pour s’installer à Alger, puis à Tipasa. C’est à Tipasa qu’elle a connu toutes les maigres joies de son existence : la rencontre avec Ernest un soir de bal du 14 juillet, la naissance de Stéphane, et aussi ses moments de peine quand ses parents sont morts à quelques mois d’intervalle, emportés par l’épidémie de grippe espagnole.
La nuit tombe maintenant sur le village. La place de la mairie est illuminée comme pour un jour de fête. Les camions sont là, immobiles et sombres, attendant leur chargement humain.

Peu à peu les gens arrivent sur la place, traînant leurs bagages. Ils sont une centaine : c’est tout ce qu’il reste des français de Tipasa. Les autres, la majorité, sont partis dès le printemps, au début des négociations sur l’indépendance. Eux avaient compris que l’Algérie : « c’était foutu » comme ils disaient. Mais les parents de Stéphane et ceux de Claire y ont cru jusqu’au bout à cette Algérie confraternelle, dans le sillage de cet autre écrivain amoureux de Tipasa, Albert Camus.

Le lieutenant relève les identités et répartit les familles dans les camions. Les parents de Claire et Stéphane, amis depuis des années, sont ensembles. Ils montent dans le même camion. Une longue attente commence. Les habitants de Tipasa semblent ne pas se presser et tout en marchant jettent derrière eux des regards humides sur leurs maisons abandonnées. Certains parlent haut et fort, clamant une fois encore leur rancœur envers cette France qui les a abandonnés. D’autres – et c’est le cas des parents de Claire et Stéphane – sont silencieux, abattus, résignés. Le GMC de l’armée française n’est pas très confortable. Il sert d’ordinaire à transporter des troupes et le voilà promu au rang de transport public. Deux banquettes sont disposées de part et d’autre, contre des ridelles en fer qui cisaillent le dos des passagers. Claire est en face de Stéphane. Elle comprend que le mauvais présage de la croix brisée est en train de se réaliser : ils vont être séparés, peut-être à jamais. Alors, malgré la présence de tous ces gens, elle sort son fragment de croix et le tient devant elle sans quitter Stéphane des yeux. Son message silencieux est clair : il ne doit pas oublier le serment de Tipasa.

Lorsque le convoi démarre enfin, tous sont déjà à moitié endormis, les têtes appuyées contre l’épaule d’un voisin, d’un parent ou d’un époux. Alger n’est distant que de 70 Km, mais la vitesse des camions est tellement réduite qu’il faudra 2 heures pour l’atteindre. Pendant tout le temps que dure le voyage, transis par le vent qui s’infiltre sous la bâche du camion, Claire et Stéphane ne se quittent pas des yeux. Claire continue à triturer sa croix entre ses doigts et l’ivoire renvoie sa luminescence laiteuse dans l’obscurité de la nuit algérienne. Sa gravité inhabituelle chez elle, toujours souriante, frappe Stéphane. Lui est optimiste. Sa nature masculine le pousse vers l’inconnu comme on va à la découverte d’un nouveau monde. Or n’est-ce pas de cela qu’il s’agit ? Il assiste à la fin d’un monde et à la naissance d’un nouveau, celui de l’Algérie indépendante certes, mais aussi celui du retour en France - cette France qu’il n’a connue qu’à travers la littérature et qui va enfin s’ouvrir à lui !

L’arrivée sur le port d’Alger est un choc pour les passagers du convoi. Partout des camions ou des bus réquisitionnés amènent des candidats au retour. Des appels résonnent un peu partout. Des parents ou des amis se reconnaissent et se retrouvent, d’autres se perdent.

Ernest Desjardins connaît quelqu’un qui travaille à la capitainerie du port. Il demande à sa famille de le suivre. Il espère avoir un passe-droit pour embarquer plus vite car des gens sont là depuis plusieurs jours. Mais à la guerre comme à la guerre, ici c’est chacun pour soi. La solidarité n’est plus de mise. Stéphane doit se résigner à quitter Claire. Peut-être se reverront-ils sur le bateau ? La dernière image que Stéphane emportera de Claire c’est un sourire, enfin ce sourire qu’il aime tant, et un signe de sa main, une main qui tient la croix de Tipasa et qui lui dit adieu.




C’est de nouveau la voix de Michèle qui sort Stéphane de son rêve.



- Papy j’aimerais voir ton morceau de la croix ?

- Je ne peux pas te le montrer, il a disparu, et je ne sais pas comment cela a pu se produire. Je le rangeais avec mes boutons de manchettes, dans une boite en bois de cèdre. Cette boite était toujours dans mon armoire à vêtements et ne l’a jamais quittée. Or un jour où je voulais mettre mes boutons de manchettes pour aller à je ne sais quelle cérémonie, j’ai constaté que le morceau de la croix de Tipasa avait disparu. Cela remonte maintenant à une vingtaine d’années, au milieu des années 80 je crois. Cette disparition m’a longtemps intriguée, puis j’ai été pris par mon travail et je n’y ai plus repensé. C’est vous qui me l’avez remise en mémoire avec vos questions sur mon passé.



- Mais papy, tu n’as rien fait pour revoir Claire ?



- Oh si ! J’ai essayé ; surtout dans les premiers temps. Mais tous mes efforts ont été vains. Par où commencer les recherches ? J’ignorais tout de la destination des Garnier en France. Ensuite je suis monté à Paris et il y a eu mes études, qui ont occupé tout mon temps. Je ne voulais pas devenir commerçant comme mon père. Je devais être ingénieur, et pour cela il m’a fallu travailler dur. La période de préparation aux concours s’appelait « la taupe. », tu sais cette bête qui vit sous terre et qui nous fait ces petits monticules dans la pelouse ? Cela veut bien dire qu’on s’enterrait pour travailler, travailler et rien d’autre Quand je suis entré à Centrale j’avais 21 ans, cela faisait 4 ans que j’avais perdu Claire. Comment la retrouver ? Son nom, Garnier, est très répandu. Il y en a des milliers dans l’annuaire ! J’ai essayé un peu mais j’ai rapidement arrêté après plusieurs dizaines de coups de fils infructueux. Et puis je me suis dit que, oubliant son serment, elle s’était peut-être mariée et avait changé de nom. »


« On ne peut pas vivre en pensant tout le temps au passé. J’ai rencontré une jeune fille qui m’a fait oublier Claire. C’était Marie, votre grand-mère. Elle était belle, gaie, spirituelle et intelligente. Nous étions tous les deux très amoureux. Ma vie a alors été une suite d’évènements s’enchaînant les uns aux autres sans me laisser le temps de souffler : service militaire, mariage, naissance de François votre père, entrée au CEA, naissance d’Aurélie votre tante, et ainsi de suite. Ce n’est que depuis que je suis à la retraite que j’ai le temps de souffler un peu et de faire ces retours sur le passé. »



Le lendemain Stéphane est assis devant son ordinateur. Cet instrument constitue désormais un dérivatif à son ennui, l’entraînant dans un monde virtuel fait d’un mélange de jeux, de culture et de connaissances scientifiques. Il se souvient des recherches infructueuses pour retrouver Claire au temps de sa jeunesse, mais c’était un temps où les ordinateurs existaient à peine, et encore moins le réseau Internet, alors que maintenant il fait partie du quotidien. Il se rappelle qu’un ami lui a parlé d’un site Internet qui permet de retrouver ses copains d’enfance ou de collège. Pourquoi ne pas essayer ce moyen pour envoyer un message à Claire ?


En peu de temps le voilà sur le « site » des amis d’autrefois. Le bandeau publicitaire annonce :

« Vous avez perdu de vue un(e) ami(e) ?
« Vous êtes sans nouvelles d’un parent depuis trop longtemps ?
« Vous souhaiter renouer le contact avec un vieux copain de lycée ?

La première phrase correspond tout à fait au cas de Stéphane.
Il remplit le questionnaire : Nom et prénom de la personne recherchée puis ses propres coordonnées. Une question l’arrête un peu : il faut donner un détail que la personne recherchée identifiera de façon certaine comme se rapportant à elle, ceci afin d’éviter les confusions, toujours possibles avec des noms et prénoms trop courants. Après quelques secondes de réflexion, il inscrit ces mots : « La croix de Tipasa » et envoie son message qu’il baptise instantanément sa «bouteille à la mer. »


Un mois est passé depuis que Stéphane a lancé son appel sur Internet (ce qu’il appelle secrètement « sa bouteille à la mer »).
Comme tous les matins il vient de se connecter et consulte ses messages électroniques. Il y a les habituelles annonces publicitaires, un message d’Aurélie qui lui envoie des photos de ses adorables bambins, et … le cœur de Stéphane se serre tout à coup : un message portant en objet : « la croix de Tipasa ».
Ainsi sa bouteille a fini par arriver !
Le message est signé « Claire ». Il est très court.

« Stéphane,
nous nous sommes enfin retrouvés. Grâce en soit rendue à Dieu et à cette croix de Tipasa sur laquelle nous avons fait serment.
J’habite Bonnieux, un petit village de la région d’Avignon. C’est au 10 de la rue du moulin, près de l’église. Viens vite.

Claire »

Stéphane a du mal à retrouver sa respiration car il est resté en apnée pendant toute la lecture du message. Les images de la Claire de Tipasa affluent dans sa mémoire. Mais il a un peu peur ; qu’est devenue Claire ? Elle doit avoir 60 ans comme lui. Sa beauté s’est sans doute envolée. Peut être est-elle une de ces grosses mémés habillées de noir comme il y en a tant dans le midi ?
Il ne cachera pas à Marie qu’il part pour revoir celle qui a été son premier amour. Très tôt il lui a raconté leur histoire, sans trop insister toutefois sur cet épisode de serment et de croix brisée. Sa vie est maintenant aux côtés de Marie, l’épouse fidèle, la mère de ses enfants, celle qui a assuré le quotidien pendant qu’il se donnait corps et âme à son travail. Certes, s’il avait retrouvé Claire en arrivant en France, il est probable que sa vie aurait été tout autre, mais les choses en étaient allées autrement et il est maintenant trop tard pour refaire sa vie. En revanche, Marie doit comprendre le besoin impérieux qui le pousse à revoir Claire, qu’il a quittée si brutalement lors de l’exode d’Algérie.

Marie est effrayée par l’état de transe dans laquelle semble se trouver Stéphane. Elle trouve incohérent de constater l’impossibilité de refaire sa vie à 60 ans et dans le même temps cette énergie qu’il déploie à renouer avec le passé. Elle est trop fine psychologue pour tenter de le dissuader d’aller retrouver Claire. Elle sait qu’il vaut mieux être du côté de son mari. Le braquer ne servirait qu’à l’éloigner un peu plus d’elle, ce qu’il a fait depuis qu’il se morfond à la retraite. Si l’amour est fini entre eux il leur reste au moins l’amitié et l’œuvre accomplie en 35 ans de vie commune. Il ne faut pas gâcher cela par une jalousie de midinette. Elle pense que Stéphane reviendra bien vite, déçu d’avoir revu une Claire de 60 ans, vieillie et enlaidie, loin de l’image qu’il a emportée d’elle.






Stéphane part tôt le lendemain matin. Il a près de 800 Km à faire est il n’aime pas rouler de nuit. Sur l’autoroute il double d’interminables files de camions et de caravanes qui se dirigent tous vers le Midi.
Pendant ces longues heures monotones il ne cesse d’imaginer sa prochaine rencontre avec Claire. Il reconstruit sans cesse la scène, avec chaque fois de subtiles variantes portant sur son aspect physique (longueur des cheveux, corpulence, rides ou pas, vêtements simples ou sophistiqués) ou sur la nature de l’accueil qu’elle lui réserve (pleurs, rires, embrassades, froideur peut-être…). Il a aussi emporté des photos de sa femme, de ses enfants, de ses petits enfants et de sa grande maison à la campagne. Il les montrera à Claire.


Après sa sortie de l’autoroute, il s’est perdu et a été obligé de demander plusieurs fois son chemin. Le voilà enfin à Bonnieux. Le clocher de l’église lui servant de repère, il arrive dans la rue du moulin, petite rue pavée, bordée de maisons anciennes. Ces maisons ont presque toutes un petit jardinet qui donne sur la rue, des haies de troènes, des rosiers grimpants et des jardinières de géraniums.

Celle du numéro 10 ne déroge pas à la règle, mais Stéphane est frappé par l’aspect négligé du jardin. Heureusement sa surface est presque entièrement gravillonnée, ce qui l’empêche de ressembler à un terrain vague. Les plates-bandes qui longent les murs sont envahies par les herbes folles et les rosiers qui y poussent ont bien besoin d’être taillés. L’aspect de la porte d’entrée ne relève pas celui de l’ensemble. La peinture s’écaille partout. Prés de la porte il y a une fenêtre aux volets ouverts, et, posé sur son rebord, un vieux pot en terre cuite retourné.

Le cœur de Stéphane bat à se rompre. Pendant qu’il frappe à la porte il est incapable de penser. Il lui semble que même sa respiration est suspendue à l’apparition de Claire.
Pendant son trajet sur l’autoroute il a fini par construire dans sa tête le visage d’une femme qui, tout en conservant les traits principaux de la jeune fille qu’il a connue, se serait ridé comme l’avait fait celui de Marie en prenant de l’âge. Quant à son corps, il s’est tout simplement interdit d’y penser. Mais là, stupeur, lorsque Claire apparaît, il se trouve devant une femme dont le visage a été miraculeusement préservé des ravages du temps ! Une femme mûre certes, mais à la beauté épanouie, au visage à peine marqué et qui lui ouvre ses bras en souriant. Il ne trouve plus les mots qu’il avait préparés et bredouille un lamentable et banal : « Claire ça fait si longtemps… » Claire ne dit pas un mot. Elle le prend dans ses bras et le serre contre elle très fort. Sa tête s’est blottie contre l’épaule de Stéphane et il respire le parfum épicé de ses longs cheveux bruns. Puis elle lève son visage vers lui et prononce enfin ses premiers mots, en écho à ceux qu’il a prononcés en arrivant : « oui Stéphane, beaucoup trop longtemps… »
Ils entrent dans la maison. Stéphane commence à retrouver ses esprits. Il ne peut détacher son regard de la femme qu’est devenue Claire. Elle paraît avoir vingt ans de moins que lui ! Les questions affluent et se bousculent dans son esprit. Mais Claire ne lui laisse pas le temps de penser ; sans un mot, elle l’attire vers sa chambre et l’entraîne vers un grand lit dont les draps ouverts semblent déjà prêts à les recevoir. Sa robe tombe à terre et Stéphane voit pour la première fois les seins de Claire, objets de ses fantasmes d’adolescent, s’offrir à lui.
Stéphane et Claire reposent maintenant sur le grand lit défait. La soif réciproque de leur corps, si longtemps contenue, s’est enfin un peu apaisée. Stéphane n’a jamais connu un tel sentiment. Avec Marie, au temps de leur jeunesse où ils faisaient encore vraiment l’amour, celui-ci était une fête joyeuse, une pure recherche du plaisir. Avec Claire il s’y est ajouté une gravité, une profondeur qui lui a fait penser à une cérémonie. Un reste de larmes brille encore un peu dans leurs yeux, témoins de l’intensité de leur union.
C’est maintenant l’heure des questions. Mais Claire ne semble pas curieuse de connaître le passé de Stéphane. On dirait que seul compte pour elle l’instant présent. Stéphane, lui, ne peut s’en contenter, il insiste …

Alors Claire se lance dans le récit de ces longues années qui prennent leur origine un certain jour de l’été 1962.




«En arrivant en France mes parents se sont installés à Avignon. Dès la rentrée de 1962 je me suis inscrite à l’Université en cours de Lettres Modernes.
A l’Université beaucoup de garçons me faisaient la cour, mais ton image était encore trop présente en moi pour que je m’abandonne, même à des flirts innocents. Lorsque j’avais des doutes je prenais ma croix de Tipasa et l’absence du morceau qui était en ta possession me rappelait ton image.
Puis j’ai commencé à enseigner le français au Lycée Jean Villars. J’aimais beaucoup mon métier. J’avais un très bon contact avec les élèves et je les sentais tous très motivés par mes cours. Comme j’étais professeur principal d’une classe de 4ème il m’arrivait assez souvent de recevoir les parents de certains élèves. Un soir j’ai rencontré Michel, le père d’un élève qui semblait avoir quelques difficultés, pas particulièrement en français, mais plutôt en mathématiques. Nous avons évoqué son cas et différentes solutions pour améliorer ses résultats. Or, au fur et à mesure que je parlais, je sentais le regard de cet homme qui se posait sur moi avec un intérêt qui n’avait rien à voir avec les études de son fils. J’avais proposé que nous refassions le point sur les progrès du fils deux mois plus tard. Il m’a suggéré que notre rencontre pouvait très bien intervenir dans un cadre plus agréable que celui du lycée, par exemple un petit restaurant de la vieille ville, et pourquoi pas dans un mois ? Pour la première fois depuis que je t’avais perdu, je percevais le désir qu’un homme éprouvait pour moi et j’y étais de nouveau sensible, comme attirée par un aimant. La tension qu’il y avait dans son regard en attendant ma réponse et la détresse dans ses yeux craignant un refus de ma part m’ont profondément émue. J’acceptai son invitation.
Michel était plus âgé que moi. J’avais à l’époque 25 ans et lui en avait 45. C’était un bel homme, athlétique et soigné, chirurgien à l’hôpital d’Avignon. Il était marié et père de deux enfants qu’il adorait. L’histoire est banale : notre liaison est devenue régulière. A l’époque je louais un petit studio dans le centre-ville et c’est là qu’il me rejoignait deux ou trois fois par semaine. Il parlait souvent du divorce qu’il avait l’intention de demander, mais je sentais bien que c’était plutôt pour me faire plaisir. D’ailleurs je ne demandais rien, moi ! Peut-être au fond de moi je n’avais pas renoncé à te retrouver et à t’épouser ?
Et puis un jour je découvris que j’étais enceinte. Lorsque je l’ai annoncé à Michel, sur le coup il a manifesté sa joie. Il m’a dorloté, cajolé et il m’a fait l’amour tout doucement comme s’il avait peur de casser une poupée de porcelaine. Sans lui laisser le temps d’aborder le sujet, j’annonçai à Michel que j’avais décidé de garder l’enfant. Je vis bien, à la manière qu’il eut de manifester son approbation, qu’une autre solution n’aurait pas été pour lui déplaire. Michel reparla bien sûr de son divorce qui « n’était plus qu’une question de temps », mais le temps passa, précisément, et mon fils naquit.

Pendant que Claire raconte son histoire Stéphane est resté immobile. Il éprouve de la jalousie envers cet homme qui, en son absence, a su conquérir avant lui le corps et sans doute aussi le cœur de Claire. Il prend conscience que le temps peut dissoudre toutes les résolutions et les serments d’une vie. D’ailleurs lui-même n’a-t-il pas trahi Claire avec Marie ?


- Et ton fils, comment s’appelle-t-il, que fait-il maintenant ?

- Tu ne devines pas comment je l’appelé ? J’ai choisi celui de mon premier amour : le tien. Ainsi chaque fois que je prononçais son nom je revivais un peu avec toi.

- Mais après, que t’est-il arrivé ?

- J’ai continué à exercer mon métier de professeur. Les visites de Michel se sont espacées et leur but s’est limité aux contacts avec Stéphane qu’il aimait autant que ses autres enfants.
J’ai eu d’autres hommes encore dans ma vie, pas beaucoup, mais suffisamment pour que mon corps n’en soit jamais en manque. Et, chaque fois que je tombais dans leurs bras, c’était parce que je sentais, comme cela avait été le cas avec Michel, la détresse d’un regard qui avait besoin de moi.
Ainsi le temps a passé.
Stéphane a eu 19 ans et est entré dans une école de journalisme. Michel, son père, l’a pris en charge financièrement et c’est tant mieux car je n’aurais pu assumer les frais de scolarités et la charge d’un loyer pour le studio de Stéphane à Paris. J’avais 40 ans à l’époque et je commençais à éprouver une certaine lassitude pour l’enseignement.

Un ancien professeur d’histoire (et ex-amant) était allé au Liban dans le cadre d’une mission archéologique chargée des sites romains et phéniciens. Connaissant mes goûts pour l’archéologie (je lui avais raconté nos fouilles sauvages à Tipasa) il m’a proposé de le rejoindre.
C’est ainsi que je me suis retrouvée au Liban. J’y suis resté deux ans et je peux dire que j’y ai été heureuse. J’avais renoué ma liaison avec Pierre, l’ex-prof d’histoire maintenant responsable de la mission, et nous partagions la même passion pour la restauration des sites romains du Liban.
Puis un jour il c’est passé quelque chose de grave. Pierre était allé passer quelques temps en France pour sa mission et m’avait laissée seule. J’en avais profité pour me rendre à Beyrouth afin d’y faire quelques achats indispensables dont j’avais souvent retardé la réalisation. La ville était divisée en quartiers ennemis. Il était très difficile de s’y déplacer et j’évitais au maximum d’y aller. Bref, j’étais dans un grand magasin de Beyrouth quand une bombe a explosé en plein milieu de la foule des clients. J’ai été gravement blessée au ventre. Je le savais parce que, en regardant ma robe, je voyais que je saignais beaucoup au niveau de l’estomac et j’avais horriblement mal. Puis j’ai perdu connaissance.
Lorsque je me suis réveillée, je devais me trouver dans un hôpital, en tout cas je le suppose parce qu’il n’y avait personne dans ma chambre. D‘ailleurs ce n’était pas tout à fait une chambre telle qu’on les voit dans les hôpitaux, mais plutôt une espèce de hall, sombre et étonnamment glacial. Malgré la gravité de ma blessure, attestée par un large pansement sur le ventre, il n’y avait aucun des ces appareils à perfusion qu’on branche généralement dans ces cas là. J’ai appelé, mais personne n’est venu. Alors j’ai tenté de me lever et, à mon grand étonnement, j’ai pu le faire et marcher dans la chambre. Je n’éprouvais plus aucune douleur et je me sentais même très bien, avec peut-être seulement un léger vertige. J’ai pensé que je m’étais inquiétée inutilement, alors j’ai récupéré mes vêtements et je suis partie. Mes pensées étaient un peu confuses. Une seule chose était devenue importante à mes yeux : rentrer chez moi, dans ma petite maison de Bonnieux, et oublier le Liban. C’est ce que j’ai fait. Et depuis je vis ici, calme, apaisée. Voilà, je ne t’en dirai pas plus pour aujourd’hui.



Claire enlace Stéphane et lui murmure : « il faut dormir maintenant… »



Le lendemain matin Stéphane allonge son bras en travers du grand lit : Claire n’est plus là. Il se lève et sort de la chambre. Elle est attablée devant un bol de thé fumant et propose à Stéphane de partager son petit déjeuner.

Pendant quelques minutes Claire et Stéphane mangent silencieusement les tranches de pains grillées qu’elle a préparées.
Stéphane réfléchit à sa situation. Avant de quitter sa maison et Marie il lui semblait impensable de tout recommencer avec Claire en abandonnant sa femme, ses enfants, ses petits enfants, et le confort de sa belle maison à la campagne. Maintenant il hésite. Le choc de ses retrouvailles avec Claire et en particulier la plénitude de leur union hier soir, qui dépassait le simple aspect charnel, lui font envisager d’autres solutions, qu’il n’arrive pas encore à préciser, mais dans lesquelles Claire serait toujours présente.
Mais pour cela il faut d’abord aller retrouver Marie et tout lui expliquer. Il ne l’abandonnera pas certes, mais il a maintenant besoin de Claire pour continuer à vivre.

-« Claire, je dois partir. Maintenant que je t’ai retrouvée je ne te quitterai plus, je te l’assure, mais je dois expliquer cela à ma femme. Il faut que les choses se fassent progressivement et sans blessures excessives, elle ne le mérite pas. »



-« Oui, je comprends. Je te fais confiance. Reviens quand tu veux, je serai toujours là, à Bonnieux, à t’attendre. Si par hasard je n’étais pas là et que tu trouves la porte fermée en arrivant, tu n’auras qu’à prendre la clé sous le pot de fleurs renversé qui se trouve sur le rebord de la fenêtre, juste à droite de la porte. »



Alors qu’elle le regarde du seuil de sa porte, encore en robe de chambre, Stéphane se retourne vers elle et ces mots jadis familiers sortent spontanément de sa bouche :

-« Attends moi, Claire… »





Stéphane est rentré chez lui. Marie a tout de suite vu qu’il s’est passé quelque chose là-bas. Elle attend ses explications.


-« Marie, j’ai retrouvé Claire, c’est magnifique tu ne peux pas savoir, et … »

Son émoi est trop visible.


-« Stéphane ! Tu as l’air bouleversé ! C’était si bien que ça ? Vous avez couché ensembles ?


La vulgarité du mot que Marie a employé ne convient pas du tout au souvenir que Stéphane a de cette fusion de leurs corps et de leurs âmes, mais Marie ne comprendrait certainement pas ! Au lieu « d’assumer » comme dit Marie, ce sont des mots d’excuses qui sortent de sa bouche.



-« C’était plus fort que nous …Nous avons été attirés par une force qui nous dépassait. »
-« Stop ! Fais-moi grâce du détail de vos ébats. Ce que je veux savoir, très concrètement, c’est ce que tu comptes faire maintenant avec moi ? Quel rôle me vois-tu jouer ? Celui de la femme éplorée, de la mégère acariâtre, ou plutôt celui de la femme moderne qui assume ? Je suppose que c’est ce dernier qui te conviendrait le mieux ? »
-« Oui Marie, il faut ouvrir les yeux sur notre couple. De notre amour de jeunesse il ne reste plus qu’une amitié. Nous ne « couchons » plus ensembles comme tu dis. Nous avons accompli tout ce que nous pouvions faire : des enfants magnifiques, une maison que nous avons aménagé ensembles. Ce que je te propose est une sorte de co-existence pacifique. J’irai régulièrement voir Claire, mais ma maison restera ici. J’y reviendrai régulièrement et en tout cas pour toutes les fêtes familiales. »
-« Décidément mon pauvre Stéphane, tu montres bien là ton caractère infantile, incapable de choisir ente la chèvre et le chou ! Que veux-tu que je te dise ? Je ne vais quand même pas demander le divorce ! Je n’ai pas le choix. Si tu m’avais annoncé cela il y a 20 ans je t’aurais sans doute quitté. Mais maintenant, comme tu me le faisais remarquer, ce qui nous unis se limite à nos enfants et à nos biens matériels. Puisque la situation que tu me proposes ne m’en prive pas il n’y a pas de raisons que je m’en offusque outre mesure. Les blessures d’amour propre ne sont plus de mises à mon âge ! »

Stéphane est soulagé d’entendre cela. Il embrasse tendrement Marie sur le front. Dans sa tête d’ingénieur habitué à tout organiser, une nouvelle vie commence à se dessiner.

Quelques jours à peine ont passé depuis son retour à la maison et il a déjà envie de revoir Claire. Tant d’années à rattraper !…Machinalement il va vers son ordinateur et consulte sa boîte aux lettres électronique. Il y a toujours les habituelles publicités et …il n’en croit pas ses yeux : un autre message intitulé « la croix de Tipasa » !
Le message dit :

« Monsieur,

j’ai pris connaissance par hasard de vos recherches concernant Claire Garnier sur le site des Amis d’Autrefois.
Claire Garnier était ma mère. Je suis désolé de vous apprendre qu’elle est morte au Liban il y a une vingtaine d’années. Son corps repose dans le petit cimetière de Bonnieux. Elle possédait dans ce village une petite maison qu’elle a habitée jusqu’à son départ pour le Liban. Elle m’a très souvent parlé de vous et de la croix que vous aviez trouvée dans les ruines de Tipasa et dont chacun de vous avait un fragment. Elle la gardait précieusement dans sa boîte à bijoux et parlait à son sujet d’un serment que vous aviez fait ensembles mais dont elle n’a jamais voulu me dévoiler la teneur. Lorsque j’ai fait l’inventaire de ses biens, à l’occasion de l’héritage, je n’ai pu retrouver ce morceau de croix.

Stéphane Garnier »

Stéphane a le cerveau en ébullition. Il essaie, dans un sursaut de rationalisme, d’envisager toutes les hypothèses. La seule à laquelle il peut se raccrocher et celle d’une farce macabre organisée par un ancien amant de Claire. Pourquoi ?

De toutes façons il a tellement envie de revoir Claire qu’il va partir immédiatement. Il lui montrera le message et, ensembles, trouveront peut-être une explication. Il est un peu tard pour se mettre en route mais tant pis, il arrivera à Bonnieux juste avant la nuit.

La route lui semble interminable. Près de 8 heures de conduite seulement interrompue par la nécessité de refaire le plein de carburant et d’avaler un café en vitesse !
Enfin il touche au but. L’image du message reçu avant son départ n’a pas résisté au long voyage et à la logique implacable de Stéphane.
Il entre par la petite grille en fer forgé qui grince lamentablement. Il se dit qu’il faudra qu’il achète un lubrifiant au Castorama de la ville. D’ailleurs il a l’impression que cette maison a bien besoin d’un bricoleur comme lui. Tant de choses lui ont semblé en mauvais état !
Il frappe à la porte et attend, le cœur battant. Il recommence quelques secondes plus tard et il appelle : « Claire ! » Rien …
Alors il se souvient : Claire lui a dit d’entrer si elle n’était pas là. Elle cache sa clé sous le pot de fleurs du rebord de la fenêtre. Effectivement il y a bien une vieille clé, étrangement rouillée.
La porte s’ouvre avec quelques difficultés et Stéphane pénètre dans la maison.
Encore plus que lors de sa première visite, tout dans la pièce lui semble à l’abandon. Il y a même de grandes toiles d’araignées qui pendent des poutres apparentes du plafond.

Stéphane se dirige vers la chambre de Claire. Le souvenir de la nuit passée ici est encore vivace en lui. Il allume la lumière et approche du lit. Celui-ci est encore défait comme après leur nuit d’amour, les draps froissés rejetés sur le coté.

Sur le drap blanc se détache la croix de Tipasa, entière.

Stéphane vacille autant physiquement que mentalement. Comme ses jambes se dérobent, il s’assied sur le rebord du lit et prend la croix dans ses mains. L’assemblage du morceau cassé, celui qui était en sa possession et qui a disparu il y a vingt ans, est parfait. Il reste là plusieurs minutes, peut-être une heure, il ne sait pas. La notion du temps a disparu à l’instant où il a vu cette croix posée au milieu du lit où il a fait l’amour avec Claire. Enfin il sort. Il referme soigneusement la porte et glisse la clé à sa place, sous le vieux pot en terre cuite.
Le cimetière du village est derrière l’église. Un plan des tombes est affiché à l’entrée, dans un panneau qui le protège des intempéries. Il aperçoit le nom de Claire Garnier et repère l’emplacement.
Les pas de Stéphane font crisser les gravillons de l’allée. Tout au bout, contre le mur du cimetière il y a la tombe de Claire, toute simple, avec une grande croix en pierre et une stèle de marbre noir portant une inscription : « ici repose Claire Garnier, née à Tipasa (Algérie) en 1945, morte au Liban dans sa quarantième année. Qu’elle repose en paix. »
Stéphane a du mal a lire les derniers mots car ses yeux sont remplis de larmes. Il sait maintenant ce qui lui reste à faire. Les mots du serment de Tipasa lui reviennent, comme s’ils venaient d’être prononcés à l’instant par la voix de Claire : « lorsque l’un de nous mourra, alors seulement l’autre pourra rassembler les 2 morceaux et déposera la croix reconstituée sur la tombe de l’autre… »
Sa main se pose sur la pierre froide. La croix se détache maintenant sur la tombe, ombre blanche sur le marbre noir.

Avant de franchir la grille du cimetière, Stéphane se retourne une dernière fois. Il aperçoit tout au fond la forme sombre de la tombe qui se devine à peine dans la nuit.
Stéphane reprend sa voiture, qu’il a laissée sur la petite aire de stationnement devant la grille du cimetière. Il est huit heures. Il fait nuit noire et un léger brouillard commence à envahir le paysage, donnant à toutes choses un aspect irréel. Il doit absolument rentrer chez lui, retrouver son monde familier, sa maison, sa femme, ses livres.
Maintenant il est apaisé. Il sait qu’il a perdu Claire définitivement mais malgré cela il est heureux. Il a reçu une réponse à la question qu’il s’est toujours posée malgré son athéisme et son rationalisme affirmé : une vieille question qui a toujours hanté les hommes depuis l’aube de l’humanité.

L’entrée de l’autoroute est à 50 Km Une petite départementale y amène, serpentant au milieu des vergers et des vignes. La route est bordée de grands arbres, sans doute des platanes. Le brouillard est devenu très épais et la visibilité n’excède pas 50 mètres.
« Mais que fait cet imbécile ! Il a décidé de m’aveugler ? »


Deux phares trouent l’épaisseur du brouillard, deux yeux brillants qui sont fixés sur ceux de Stéphane. Les deux phares se rapprochent de plus en plus pendant que Stéphane peste contre les chauffards, et ce « satané brouillard »
La lumière des phares devient éblouissante, éclairant les arbres du bord de la route qui forment maintenant comme un long tunnel, et soudain, ce n’est plus leur lueur blanche qui illumine Stéphane, mais le soleil doré de Tipasa.
Il se retrouve sur la colline qui domine la Méditerranée. Claire, comme d’habitude est devant lui. Elle se retourne et lui fait un signe de la main pour qu’il se dépêche. Alors Stéphane, heureux, prononce pour la dernière fois de sa vie :

-« Attends-moi Claire, j’arrive ! »

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