Lettres Au Vent

21/03/2006

La belle américaine

Enregistré dans : — Nono @ 9:21

                                                                                                                                        Version PDF     


«Ce que je porte la nuit ? Mais… N° 5 de Chanel, bien sûr ! »

Marilyn Monroe





Zoé exerce la profession de dactylo dans une entreprise de Quimper. Elle a 22 ans, des lèvres soigneusement maquillées de rouge sur ses mignonnes petites quenottes et des longs cils papillotant qui lui donne un air d’ingénue de comédie. Son corps, tout en rondeurs délicates, est pris dans un strict tailleur gris qui en atténue la générosité. Le modèle féminin auquel elle souhaite ressembler est Marilyn Monroe et par bien des aspect elle y fait penser. Ses ongles soigneusement vermillonnés, assortis à la couleur de sa bouche, la gêne un peu pour taper le courrier mais son patron ne lui en a jamais fait la remarque. Bien au contraire, si elle en juge par la façon dont il la détaille quand il lui dicte son courrier, elle voit bien qu’il apprécie l’ensemble de sa personne. Seule madame Michaud, la comptable, lui a distillé quelque remarques fielleuses au sujet de ses ongles. Mais ce soir Zoé n’en a cure, elle est à la fois troublée et émoustillée, car son patron - qu’elle se plaît à appeler Frédéric dans ses rêves - lui a demandé de rester plus tard pour terminer un courrier.

Frédéric Leguen, la cinquantaine distinguée, est le P.D.G d’une petite entreprise de matériel électronique de Quimper d’ une trentaine d’employés. Zoé a appris par la pimbêche madame Michaud que son patron vient de divorcer après de multiples esclandres publiques au cours desquelles les deux époux s’envoyaient à la tête leurs nombreuses et réciproques frasques extraconjugales. Zoé a bien vu, à la manière dont il l’a regarde, que Frédéric est malheureux . Son cœur de midinette formé au modèle des feuilletons télévisés palpite à l’idée qu’elle pourrait le consoler et lui apporter l’amour et la stabilité auxquels il aspire probablement après ces années agitées de mariage.

La nature anodine du courrier qu’elle est en train de taper, et donc son caractère non urgent, renforce son idée que cet extra nocturne n’est motivé que par l’envie de se retrouver seul avec elle après la fermeture des bureaux. Elle a vu juste : après son divorce, Frédéric traverse une période momentanée d’abstinence amoureuse. Par le passé il a déjà beaucoup utilisé le stratagème du courrier tardif, mais ce soir il est un peu intimidé par la fraîcheur et la jeunesse de sa proie convoitée, et, de peur de la décevoir, il a décidé d’y mettre les formes. Le travail terminé, moment où, normalement il dévoile ses intentions de manière explicite, il décide de jouer « le grand jeu », tactique qu’il a utilisée quelquefois. Il a noté, à ces occasions, qu’une certaine lenteur dans les préludes mettait du piment à un acte que la répétition a tendance à rendre monotone. ( Il n’ose envisager que son âge y soit pour quelque chose )

Tout s’enchaîne selon un scénario éprouvé de longue date et auquel aucune des femmes à qui il l’a appliqué n’a encore su résister. Zoé ne devrait pas faire exception. Le restaurant auberge un peu à l’écart de la ville offre un décor de rêve aux yeux de la jeune femme qui n’ont connu que les « fast food » et les relais de routiers : poutres apparentes au plafond, chandeliers d’argent allumés sur la table et petite alcôve les isolants des regards des voisins. Au cours du repas Frédéric s’est épanché avec un air triste sur sa situation d’homme abandonné, soucieux de retrouver une femme aimante et Zoé espère qu’elle sera cette femme-là. Malgré son jeune âge elle a reçu de sa mère et de quelques copines plus expérimentées une formation adaptée à la situation des bergères désirant épouser les princes d’aujourd’hui. Moderne Cendrillon, elle sait toutefois qu’une certaine résistance aux premiers assauts amoureux est de nature à assurer la prise si on veut transformer une aventure sans lendemain en noces légitimes. La carte du menu qu’on leur a distribuée comporte au dos une photo des chambres de l’auberge, comme s’il s’agissait en quelque sorte d’un complément au dîner. (C’est d’ailleurs ainsi que Frédéric les considère et il les a déjà utilisées comme telles.) Malgré l’attrait indéniables qu’elles représentent pour Zoé, cette dernière, appliquant son plan non sans quelques regrets, refuse fermement de s’y laisser entraîner, en jouant le rôle de la jeune fille honnête qui – selon une expression qu’elle a retenue d’un feuilleton télévisé – « souhaite d’abord faire le point sur ses sentiments avant de s’engager dans quelque chose de sérieux ».

Frédéric est un peu déçu mais il va néanmoins faire une dernière tentative (du moins pour cette nuit) en emmenant Zoé faire un tour en voiture sur les falaises qui bordent la route d’Audierne. La voiture est arrêtée sur une petite aire à partir de laquelle on a, de jour, une vue magnifique sur les rochers de la pointe du Raz. Le combiné radio lecteur de CD distille en sourdine un air mélancolique, malheureusement couvert périodiquement par le fracas des vagues contre les falaises. Les embruns, poussés par le vent, forment une brume étincelante sur les vitres de la voiture, les isolant du monde extérieur. Dans cette ambiance confinée et intime, Zoé sent fondre toutes ses résolutions de fermeté à l’égard de Frédéric. Des baisers et des caresses aussi expertes qu’entreprenantes ayant achevés de faire tomber ses dernières résistances, c’est dans une des splendides chambres de l’auberge que le prince charmant la transporte au moment où sonnent les douze coups de minuit

Le lendemain, de retour à son bureau, Frédéric est encore tout retourné par les qualités de Zoé dans un domaine où elle a surclassé les concurrentes des dernières années et il est bien décidé à renouveler l’expérience. Ayant déjà offert ce qu’elle voulait préserver (un peu) Zoé est obligée de se rabattre sur un plan de secours pour mener à bien son entreprise à but matrimonial. Elle va désormais résister obstinément à toute tentative de réédition avant (a-t-elle dit à un Frédéric de plus en plus assoiffé d’elle) de « s’assurer de la sincérité de ses sentiments ». Cette manœuvre finit par aboutir et, quelques mois plus tard Zoé a réalisé son rêve de jeune bergère en devenant la troisième ( et elle espère la dernière) madame Leguen.





Pendant quelques mois Frédéric s’avère finalement un époux attentionné et sincèrement amoureux de sa jeune épouse. Très à l’aise sur le plan financier, il satisfait à tous ses souhaits en matières de cadeaux.

Mais le temps passe et accomplit son travail d’usure inexorable sur les relations du couple. Malgré les dons de Zoé pour les choses de l’amour, Frédéric commence à avoir fait le tour de la question avec elle, d’autant que la nouvelle dactylo, brune et mystérieuse, commence à lui paraître digne d’intérêt.

Zoé a noté le changement dans le comportement de son mari. Les rentrées tardives, les découchés pour voyages d’affaires n’ont pas manqué de lui mettre la puce à l’oreille. De nature franche et directe elle a parlé à Frédéric de ses soupçons. Ce dernier, qui a gardé un très mauvais souvenir des esclandres de sa précédente femme, apprécie particulièrement le ton ferme mais digne de Zoé. Il n’avoue pas ses infidélités mais reconnaît quelques négligences dans les attentions qu’il lui a portées ces derniers temps. Il est prêt à de gros sacrifices et lui demande ce qui lui ferait le plus plaisir en ce moment. Zoé réfléchit. Puisant ses sources d’inspirations dans le rêve que dispense la télévision ou le cinéma, elle dit que ce qui lui ferait le plus grand plaisir est une voiture bien à elle. Son mari d’abord soulagé par la modestie de la demande, déchante un peu quand Zoé lui indique qu’il ne s’agit pas de n’importe quelle voiture. Elle veut la même que celle du film « un homme et une femme ». Il a vu ce film il y a longtemps et se souvient qu’il s’agit d’une belle américaine. Néanmoins pour obtenir la paix il promet. Zoé, toute heureuse, honore ce soir là Frédéric d’une nuit plus mouvementée que l’ordinaire des derniers mois.

Le jour de la livraison de la voiture restera gravée à jamais dans la mémoire de Zoé.

C’est un samedi de juillet que le responsable de la concession Ford de Quimper conduit lui-même la voiture à la maison que Zoé et Frédéric habitent sur un colline voisine de la ville.

Zoé est tout de suite émerveillée par la voiture. C’est une décapotable de couleur rouge, aux formes à la fois agressives et douces en même temps. Le ronronnement de son moteur paraît plus beau que celui de n’importe quelle autre voiture .(Zoé ne sait pas que c’est à cause des 8 cylindres en V de 3 litres de cylindrée). Un courant est passée entre elles. Zoé caresse lentement sa carrosserie et ce contact lui procure un plaisir presque physique. Sur une impulsion subite elle décide de donner un nom à la voiture : elle s’appellera « Marilyn» : son modèle de la femme idéale.

Zoé n’a pas d’enfant et n’en attend pas dans l’immédiat. Son rêve serait d’en avoir au moins deux, mais Frédéric, qui en a déjà deux de son premier mariage et un du suivant ne veut pas en avoir d’autres. Pas intéressée par son travail de dactylo qu’elle ne souhaite pas reprendre, totalement désœuvrée, Zoé éprouve une grande solitude


 

Dorénavant Marilyn et Zoé sont devenues inséparables. Comme la maison est à quelques kilomètres de la ville, elle est obligée de prendre la voiture pour la moindre course. Jusqu’à présent elle s’était arrangée pour grouper ses achats domestiques en fin de journée ou en fin de semaine ; maintenant elle y va à n’importe qu’elle occasion, pour un paquet de cigarettes ou une boite de haricots. Ses itinéraires empruntent de plus en plus le chemin des écoliers au gré de sa fantaisie du moment. Zoé est entièrement libre de son temps et Marilyn la promène à travers tout le Finistère, au milieu de ces paysages sauvages de bout du monde. Elle repasse souvent sur la route qui borde la falaise, là où elle a fini par céder aux avances de Frédéric, et c’est toujours avec un peu de nostalgie qu’elle arrête la voiture sur le petit parking dominant l’océan. Sa solitude est telle qu’elle à pris l’habitude de s’adresser à Marilyn et, à voix basse, lui raconte - comme à une copine avec qui on partage ce genre de confidences intimes – cette première nuit avec Frédéric. Insensiblement, Zoé est passée du personnage de « Cendrillon en quête du Prince Charmant » à celui de « Madame Bovary » s’ennuyant en province, personnage qu’elle ne connaît pas mais à qui elle ressemble maintenant par ses rêves et sa déception conjugale.

Les choses auraient pu en rester là et Zoé aurait vieillie comme tant de femmes désœuvrées, entre les courses, le ménage et quelques réceptions, si Frédéric n’était retombé dans son péché mignon : celui de courir le guilledou. De nouveau, ses absences, ses retours tardifs et son ardeur modérée au lit ont alertés Zoé.

Après quelques tentatives pour essayer de le ramener à une vie conjugale normale, Zoé s’est rendue compte qu’elle n’a rien à gagner à envenimer les choses. En cas de divorce, sans enfant, mariée sous le régime de la séparation des biens, elle aurait vite fait de retourner à son état de petite dactylo gagnant son SMIC mensuel. Ulcérée toutefois par l’attitude un peu méprisante de Frédéric, frustrée par sa froideur, elle décide que dorénavant elle va « vivre sa vie ». Elle ne sait pas trop ce que cela signifie, mais elle pressent que cela passe par de nouvelles connaissances et peut être un nouvel amour, nécessaire à l’accomplissement de sa vie rêvée.





Maintenant, quand elle prend Marilyn pour se rendre en ville, elle s’offre chaque fois un arrêt par le « café des Artistes », l’un des plus animés de Quimper, fréquenté par une population jeune et à vocation vaguement intellectuelle. Installée à la terrasse devant un chocolat chaud, sa voiture est garée à quelques pas et les consommateurs masculins regardent avec gourmandise la fille et la voiture. Un jour un jeune homme se lève et vient résolument s’installer à sa table. Il s’appelle Yann, il est beau, plein d’humour, entreprenant, libre de son temps. Il veut faire un tour dans la splendide voiture : oui, il a vu le film « un homme et une femme » qui lui a beaucoup plu… Zoé l’emmène donc dans sa promenade favorite, celle de la falaise. Ce jour là, au moment de la quitter, il l’a juste embrassée sur les joues, comme une camarade, mais Zoé espérait déjà un geste un peu plus hardi.

Dés leur deuxième sortie, après que leurs mains se soient frôlées plusieurs fois dans la voiture arrêtée, ils ont fait ce à quoi ils rêvaient depuis leur première rencontre : l’amour urgent, rapide et maladroit, juste pour meubler l’ennui des longues journées sans but. Zoé a enfin retrouvé sa joie et son énergie vitale de jeune femme. Grâce à Marilyn, de longues promenades emmènent les amants sur les chemins de Bretagne. Négligeant les hôtels, c’est souvent dans la voiture qu’ils étanchent leur soif réciproque et Marilyn en est au sens propre toute remuée.

Frédéric ne semble pas s’apercevoir du changement qui s’est produit chez Zoé. Pourtant un examen sommaire lui montrerait que son teint est plus vif, ses yeux brillent plus, son sourire habituel de Joconde un peu triste est maintenant rayonnant et, une fois au lit, elle ne le sollicite plus pour qu’il soit tendre avec elle.

En fait il ne remarque rien parce qu’il est préoccupé par sa relation avec Madeleine, la secrétaire qui a remplacé Zoé dans son poste de travail et dans son cœur. Madeleine commence depuis quelques temps à l’asticoter en parlant de mariage. Plusieurs fois elle a refusé de l’accompagner en argumentant qu’elle ne supporte plus cette situation de maîtresse à vie. Pour couper court à ce genre de sollicitations il a répondu qu’il n’avait aucun grief contre sa femme et que par conséquent il était réticent à demander un troisième divorce à ses torts. Cet argument n’est pas tombé dans l’oreille d’une sourde. Dès lors Madeleine a décidé de s’intéresser de plus près à sa rivale. Or Zoé, un peu par fidélité au lieu de sa première rencontre avec Yann et beaucoup par insouciance naturelle, continue à fréquenter le « café des Artistes » où elle retrouve le jeune homme avant de partir en promenade. Madeleine l’a appris un jour qu’elle déjeunait avec une amie du couple Leguen. Cette femme habite sur la place au bord de laquelle est situé le café où se rend régulièrement Zoé. Pour faire ses courses au petit marché de Saint Paul, elle traverse la place et longe le café. Elle y a vu plusieurs fois Zoé en compagnie d’un jeune homme blond et a assisté un jour à leur départ en voiture. Madeleine s’empresse de tout raconter à Frédéric. Le changement dans le comportement de sa femme, qu’il avait ignoré jusque là, alimente ses soupçons. Son orgueil de mâle supporte mal d’être le « mari cocu ». Un après-midi il rentre tôt à la maison. Zoé n’est pas encore rentrée d’une escapade qui l’a menée jusqu’à Quiberon où elle a déjeuné avec Yann. Lorsque Frédéric la voit arriver, les joues empourprées, les yeux brillant d’une fièvre inconnue, il éclate de jalousie.

Il met en demeure Zoé de cesser ses escapades amoureuses faute de quoi il demanderait et obtiendrait le divorce pour sa conduite notoirement indigne. Zoé a retenu les leçons que deux années de mensonges de son mari lui ont enseigné, et qu’on pourrait résumer dans la formule célèbre : « n’avouez jamais ». Elle en profite pour contre-attaquer et lui envoie à la tête ses escapades nocturnes avec la brune secrétaire. Le ton monte et Frédéric voit avec terreur se profiler le spectre des années passées avec ses précédentes femmes. Ses deux divorces, prononcés à ses torts après des flagrants délits d’adultère, l’ont touché à la fois dans son orgueil et dans son porte-monnaie, avec de belles pensions alimentaires à la clé. Il est résolu à ce que cela ne se renouvelle pas, d’autant que Zoé semble ne pas prendre beaucoup de précautions à dissimuler ses amours. Il connaît une agence de détectives privés qu’il a utilisé avec sa précédente femme, cherchant à prouver son infidélité, d’ailleurs sans succès. L’affaire est conclue avec l’agence ; un homme suivra Zoé lorsqu’elle partira à bord de sa voiture et il prendra les photos compromettantes.

L’affaire ne traîne pas. Le détective n’a aucun mal à suivre les deux amoureux. Il prend deux splendides photo au téléobjectif pendant que la voiture est stationnée à l’écart sur une petite route de campagne. Il complète le tout avec les images d’une puissante caméra vidéo numérique. Les photos et surtout le film ne laissent aucun doute sur la nature des relations intimes et passionnées entre les deux partenaires.




Quelques mois plus tard le divorce est prononcé. Les images du film, de nature assez pornographique, n’ont finalement pas eu besoin d’être exhibées au tribunal. Zoé sait qu’elles existent et qu’elles l’accablent. Elle a accepté un divorce à l’amiable qui de toute façon la prive de tout étant donné le contrat de mariage existant.

Après quelques mois de flottement elle a retrouvé un petit boulot de vendeuse dans un supermarché de la région (décidément elle n’est pas faite pour la dactylographie). Elle pense très souvent à Marilyn, qu’elle a du abandonner à Frédéric, et c’est ce qui lui manque le plus. Elle voit moins souvent Yann maintenant qu’elle travaille. Et puis l’excitation du fruit défendu a disparu. Leur relation sombre un peu dans la routine et elle pressent que la rupture est proche.

Marilyn se morfond dans le garage de la maison de Frédéric. Finies les promenades avec son amie Zoé. Elle l’a aimée dès le premier contact, lorsque sa main a caressé son aile et qu’elle a senti ensuite son corps se caler amoureusement sur ses coussins. Elle avait suivi tous les états d’âme de Zoé : son bonheur de la découvrir pour la première fois, l’ennui qui la gagnait peu à peu, son amour pour Yann et enfin son adieu après le divorce.

Frédéric continue à prendre sa Peugeot banale de français moyen. Il a tellement identifié la belle décapotable à Zoé qu’il hésite à s’en servir. Un jour pourtant il trouve que c’est idiot de se priver d’un tel bijou. En outre il est engagé dans une phase délicate avec Madeleine. Il souhaite l’installer à la maison sans toutefois lui accorder un quatrième mariage, la vie en concubinage lui convenant parfaitement (il faut vivre avec son temps après tout…). Madeleine est réticente à une telle solution qui ne lui apporte aucune garantie sérieuse, d’autant qu’elle a vite jugé les qualités de fidélité de Frédéric. Celui-ci décide donc de l’amener faire une promenade dans la belle américaine, laissant entendre à Madeleine que, si elle décidait de venir s’installer chez lui, la voiture pouvait constituer un cadeau de bienvenue. En cette nuit de la saint Jean, le 24 juin, il a choisi une belle soirée d’été et un emplacement idéal : le parking avec vue sur la pointe du Raz. Il y emmènera Madeleine, lui dira combien il l’aime, lui proposera la voiture si elle accepte de venir emménager chez lui, puis ils termineront par un bon dîner à l’auberge restaurant et retourneront chez lui pour y terminer la nuit.

Le 26 juin le quotidien « le Télégramme de Brest » publie dans sa page locale l’article suivant :

« Nous avons appris la mort accidentelle de Frédéric Leguen et de sa compagne Madeleine Pruvost survenue dans la soirée du 24 juin. Monsieur Leguen était bien connu à Quimper. Enfant du pays, il avait su créer et faire prospérer la petite entreprise d’électronique Brittelec. Il semble que Monsieur Leguen et sa compagne s’étaient rendus au lieu dit « la terrasse du Raz » pour y admirer le point de vue sur l’océan. Le seul témoignage que l’on possède provient d’un touriste qui effectuait une promenade en vélo. Il dit avoir vu la voiture démarrer brusquement et foncer sur le garde fou en pierre. L’automobile a alors basculé dans le vide et s’est écrasée sur les rochers au pied de la falaise, tuant les deux occupants. On se perd en conjectures quant au geste qui aurait amené Monsieur Leguen a précipiter sa voiture contre le parapet. Même si sa liaison avec sa compagne connaissait quelques épisodes de crises, il n’y avait rien qui puisse justifier un acte suicidaire. Selon la formule en usage, la police n’exclue donc aucune hypothèse, et notamment celle d’un accident. »





Trois semaines plus tard, après un passage par la cour du garage de la gendarmerie de Quimper, Marilyn repose maintenant dans une casse de voitures, à quelques kilomètres de Quimper. Elle sait qu’elle y finira ses jours. A moins que … Sa voisine, moins abîmée qu’elle a été prise hier pas un gros insecte en fer qui l’a précipitée dans une énorme presse hydraulique. Marilyn a entendu l’horrible cri strident de ses tôles quand la presse l’a comprimée jusqu’à un cube de 40 centimètres de coté. Peut-être subira-t-elle aussi cette épreuve ? Elle sait que la voiture est quand même encore vivante malgré ce traitement car elle l’a entendue chuchoter dans le vent du soir. Son autre voisine est là depuis très longtemps et sait beaucoup de choses sur la vie dans ce cimetière et même sur l’au-delà. Elle ne risque rien, elle, parce qu’elle est bourrée de plastique très polluant qui n’intéresse pas la métallurgie. Mais elle sait que le sort habituel après le passage à la presse est l’envoi dans un haut-fourneau. Là c’est la mort assurée ; son corps redevient un ensembles de molécules qui se disperseront dans une coulée de lave incandescente pendant que son âme partira en fumée.

Marilyn est triste en pensant à cette mort définitive et à la perte de sa conscience. Elle pense encore à Zoé et voudrait bien la revoir. Un jour son cœur de métal s’est mis à battre parce qu’elle a aperçu une jeune fille blonde qui s’approchait. Mais ce n’était pas Zoé. La jeune fille disait à son compagnon : « regarde comme cette voiture devait être belle ! Elle ressemble à celle du film de Lelouch, tu sais ?… »

Puis Marilyn a perdu la notion du temps. Les années ont passées. Elle a été épargnée ; sa voisine, toujours au courant de tout, dit que c’est parce que Jojo, le patron de la casse, est amoureux d’elle…

Un jour elle entends une voix : celle de Zoé ! Oui c’est bien elle. Comme elle a vieilli ! Elle est toujours belle mais son corps s’est empâté. Elle est accompagné d’un homme chauve et bedonnant et de deux petits garçons de 7 à 10 ans qui sont visiblement ses enfants. Le monsieur s’intéresse à des portières de Renault 21 et fouille dans les débris pendant que les enfants jouent à cache-cache derrière les carcasses. Zoé semble rêveuse. Elle ne sait pas que Marilyn se trouve là, à quelques dizaine de mètres d’elle. Rassemblant ses dernières forces, Marilyn fait bouger le seul rétroviseur d’aile qui lui reste intact. Elle projette un rayon lumineux sur le visage de Zoé pour attirer son attention. Une fois, deux fois, trois fois. Zoé, d’abord agacée comme lorsqu’on reçoit un reflet accidentellement, fini par regarder et découvre son ancienne voiture. Elle se précipite au milieu des cadavres de voitures, au risque de se blesser aux bouts de tôles qui dépassent. Ses mains caressent les coussins de cuirs salis et les mots qu’elle échangeait jadis avec Marilyn reviennent à ses lèvres en un murmure audible seulement par elle. Des larmes brillent dans ses yeux. Elle reste là un long moment jusqu’à ce que son mari, qui n’a pas trouvé ce qui lui convient, lui demande de venir. Marilyn la voit s’éloigner.

La reverra-t-elle un jour ? Elle en doute. Elle voudrait bien lui confier son secret, sa « preuve d’amour » comme elle se plait à se le raconter lorsque la solitude devient trop lourde à supporter.

En effet : elle a sacrifié sa vie pour Zoé !

Pour ne pas appartenir à cette affreuse brune appelée Madeleine, lorsqu’elle a entendu Frédéric lui proposer de la lui céder, elle a préféré se jeter dans le vide.

Car voyez-vous, elle était la voiture d’une seule femme et elle appartiendrait toujours à Zoé jusqu’à ce que la chaleur du haut-fourneau ne disperse ses atomes dans un dernier feu d’artifice.

Pas de commentaire »

Pas encore de commentaires.

Fil RSS des commentaires pour cet article. URI de Trackback

Laissez un commentaire

Les paragraphes et retours à la ligne sont automatiques. Les e-mails sont masqués. HTML autorisé : <a href="" title="" target="" class=""> <b> <blockquote> <br> <code> <em> <i> <li> <p> <strike> <strong> <sub> <sup> <u> <ul>


Powered by WordPress