Lettres Au Vent

30/03/2006

La Cathédrale

Enregistré dans : — Nono @ 18:09

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«Voici terminé l’enseignement que les hommes du XIIIe siècle allaient chercher à la cathédrale et que, par un luxe inutile et bizarre, elle continue à donner en une sorte de livre ouvert, écrit dans un langage solennel où chaque caractère est une oeuvre d’art, et que personne ne comprend plus.»

Marcel Proust




C’était un soir d’été ; les ombres commençaient à s’allonger sur le sol, promesse de repos après une chaude journée, de rencontres à l’ombre des grands tilleuls, d’éclats de rire des hommes et de sourires lumineux des femmes. Le cri des hirondelles déchirait l’espace et résonnait entre les murs de la vieille cité du Nord. Jean était arrivé la veille au soir dans cette ville de Picardie au passé chargé d’histoire, traversée au cours des siècles par les invasions et les guerres

Ce qui faisait aujourd’hui la réputation internationale d’Amiens était sans conteste sa cathédrale, joyau de l’art gothique, celui où les bâtisseurs, dans une incessante compétition entre les villes, avaient poussé à l’extrême la hauteur des flèches, la gracilité des colonnes intérieures, la lumière des vitraux et l’élégance des arc-boutant extérieurs.

Responsable du conservatoire de chant de Montpellier, Jean était chargé de faire passer quelques auditions afin de détecter de nouveaux talents en vue de la saison prochaine.

Installé depuis hier à l’hôtel du « Bon Repos », prés de la gare, il s’était rendu chez Madame Duchêne, professeur de chant réputée, chez qui il avait coutume de recruter bon an mal an trois ou quatre candidats qui viendraient enrichir l’effectif du conservatoire dont il avait la responsabilité.

Jean avait 35 ans. Il n’avait jamais était marié mais jusqu’à l’année dernière il avait vécu cinq ans avec une jeune femme professeur au conservatoire. Puis un jour Sophie – c’était le nom de son amie – était partie pour Paris où on lui proposait un poste de soliste titulaire dans un grand orchestre. Il aurait pu essayer de la retenir, peut-être en lui promettant un mariage qu’elle n’avait au demeurant jamais réclamé, mais quelque chose l’en avait empêché.

Il s’était encore plus exprimé dans la musique, reportant sur elle son trop-plein d’amour qui ne trouvait plus à s’investir dans une présence humaine.

Les auditions de la journée s’étaient révélées ennuyeuses. Jusque là aucun interprète n’avait vraiment retenu son attention et il espérait que les candidats du lendemain seraient de meilleure qualité.

Errant sans but précis dans la ville, Jean s’imprégnait de la douceur de cette soirée de fin Juin, ses pensées papillonnant de ci de là, au gré des images et des conversations qui arrivaient jusqu’à lui, portées par la brise tiède d’été.

C’est dans cet état de réceptivité extrême que Jean arriva devant la cathédrale. Lorsqu’il franchit le seuil du porche monumental le bruissement de la ville s’éteignit d’un seul coup pour faire place à un silence presque oppressant, habité seulement par les échos des murmures et des pas de quelques touristes que l’heure tardive n’avait pas encore chassés.

Le contraste était fort entre l’ombre fraîche des allées latérales et la lumière ensanglantée des grands vitraux. Comme hypnotisés par le kaléidoscope de ceux-ci, les pensées de Jean s’envolaient à des hauteurs où se côtoyaient le Divin, la Beauté et la Piété.

Soudain un chant s’éleva, rompant le silence. C’était une voix de femme, un ton grave de contralto, une voix qui ne sort pas seulement de la gorge mais prend naissance dans la poitrine et semble s’échapper de la bouche comme libérée enfin de son habitacle de chair.

Jean reconnu un « lieder » de Gustav Mahler, un chant triste qui parle de la mort d’enfants. Jean connaissait parfaitement cette œuvre qui faisait partie du répertoire de l’école, mais jamais il ne l’avait entendue exprimée avec une telle intensité et un tel accent tragique. Son réflexe professionnel le poussait à chercher la source de la voix, or celle-ci semblait provenir de partout à la fois, l’empêchant de repérer la chanteuse. Il arpenta l’allée centrale, l’œil aux aguets, pendant que le chant continuait, prenant de l’ampleur comme si la voix, chauffée par les premières notes, atteignait maintenant sa qualité optimale. Il parcourait l’allée pour la deuxième fois sans localiser la chanteuse lorsqu’il aperçut dans une petite chapelle latérale une ombre dont l’immobilité l’intrigua. La forme sombre se détachait sur l’éclat d’un vitrail multicolore qui représentait l’annonce faite à la Vierge Marie. En approchant encore Jean vit qu’il s’agissait d’une simple femme de ménage, munie d’un seau et d’un de ces balais à large brosse qu’utilisent les professionnels du nettoyage. Appuyée sur ce balai la femme chantait ! Cette voix de rêve, comme Jean n’en avait entendu qu’une ou deux fois seulement dans sa vie, sortait de cette souillon qui avait interrompu son travail !

Jean se tint discrètement à quelques pas de la chanteuse. Absorbée par son chant, les yeux perdus au loin semblant fixer un horizon invisible, elle était indifférente à ce qui l’entourait. La jeune femme n’était pas très belle. Elle était brune, coiffée en un chignon qui commençait à donner des signes de relâchement. Son vêtement était constitué par une sorte de grand tablier gris qui dissimulait les formes de son corps. Elle finit par s’apercevoir de la présence de Jean et son chant s’arrêta brusquement, laissant l’écho prolonger encore un peu la magie qu’il avait fait naître.

-« Je suis désolé de vous avoir dérangée, Mademoiselle, vous avez une très jolie voix ! »

Il avait prononcé ces derniers mots avec le même ton que celui qu’il utilisait pour féliciter un quelconque élève de son conservatoire. En réalité il prenait conscience que le mot « joli » ne pouvait en aucune manière s’appliquer à ce qu’il venait d’entendre. Il aurait fallu employer des adjectifs autrement forts : « beau », « sublime », « émouvant », « céleste ».

Jean ne pouvait en rester là. Il avait peut-être déniché la perle rare, celle que tout patron de conservatoire rêve d’épingler à ses effectifs. Il voulait en savoir plus.

-« Je suis en quelque sorte un professionnel du chant et ce que je viens d’entendre m’a beaucoup plu. Avez-vous étudié le chant ? »

Jean entendit alors la voix de la fille pour la première fois. C’était une belle voix, grave comme le chant qu’elle avait entonné, posée et calme.

-« Oui Monsieur, j’ai étudié chez Madame Duchêne il y a quelque années. »

-« Je suis étonné car je connais les élèves de Madame Duchêne depuis 3 ans et je vous aurais sûrement remarquée ! »

-« J’ai arrêté mes études il y a 4 ans. »

-« Cela explique que je ne vous y aies pas rencontré. Mais pourquoi n’avez vous pas poursuivi ? »

-« Des difficultés financières m’ont obligé à le faire… »

-« C’est vraiment dommage. Je pense que vos professeurs ont du vous dire la même chose ? »

-« Oui, mais cela ne changeait rien à ma situation. Ma mère venait de mourir et il fallait bien quelqu’un pour s’occuper de mes frères à la maison. »

-« Et votre père ? »

-« Oh… il y a longtemps qu’il est sorti de notre vie ! »

-« Ecoutez mademoiselle, ce n’est pas l’endroit idéal pour poursuivre ce genre d’entretien ; j’ai une proposition à vous faire : il est presque 19 heures. Lorsque vous aurez terminé votre travail, retrouvons nous d’ici une heure au café qui se trouve de l’autre côté de la place. Nous y serons mieux pour parler de votre talent. »

-« Monsieur, je n’ai pas l’habitude de suivre des inconnus sous prétexte qu’ils aiment ma voix !»

Jean fouilla dans son portefeuille et en sortit une carte de visite professionnelle sur laquelle on pouvait, outre son nom, lire son titre : « Directeur du Conservatoire de Chant de Montpellier. »

-« Alors mademoiselle, vous voyez que vous n’avez pas à faire à une personne mal intentionnée et que seule un intérêt professionnel me pousse à vous inviter ? »

La jeune femme resta un instant silencieuse, semblant peser le pour et le contre. Elle dévisagea Jean et sans doute rassurée par son examen finit par accepter l’invitation.

Jean s’était installé à une table extérieure. La place de la cathédrale, interdite à la circulation, était envahie de touristes qui y affluaient en provenance des rues piétonnes qui entouraient complètement le vieux quartier. Des odeurs de viandes grillées provenaient de quelque petit restaurant de la vieille ville. La cloche de la cathédrale sonna huit coups et le son du dernier battement resta longtemps suspendu dans l’air avant de s’évanouir.

La jeune fille avait troqué son uniforme de femme de ménage pour une tenue décontractée, constituée d’un « jean » et d’un tea shirt. Cela convenait parfaitement à son corps un peu maigre, aux hanches larges et anguleuses, à la poitrine menue. Jean se demandait comment une voix aussi puissante que celle qu’il avait entendue pouvait sortir de ce corps chétif. Le visage, à peine maquillé autour des yeux, était agréable mais pas « joli ». En fait il attirait par ses excès : des yeux trop grands cernés de noirs, un nez assez long et fin, une bouche trop grande, un menton pointu. Sur la demande de Jean la jeune femme donna quelques indications sur sa vie.

Elle s’appelait Eléonore et elle avait 24 ans. Lorsque sa mère était morte, quatre ans auparavant, il y avait deux frères à la maison, âgés de 10 et 12 ans. Sa mère était employée municipale dans un service administratif et sa paie suffisait à peine à entretenir les quatre personnes au foyer. (Le père avait quitté la maison peu après la naissance du petit dernier et n’avait plus donné signe de vie). Les services sociaux avaient rapidement proposés un placement des deux frères dans des familles d’accueil. C’est pour éviter cela qu’Eléonore avait interrompu ses études de chant et avait trouvé du travail.

Comme Jean l’interrogeait sur les circonstances qui l’avaient amenées à s’occuper du nettoyage de la cathédrale, il vit que ce sujet amenait un trouble dans le regard de la jeune fille. Comme il insistait elle se résolu à parler :

-« Je suis croyante et – je sais que cela à l’air un peu ridicule de nos jours- très pieuse. Lorsque ma mère est morte je me suis rendue plusieurs fois à Notre Dame d’Amiens pour prier. J’étais alors désespérée. Trop de malheurs s’abattaient sur moi en même temps : la mort de ma mère, la menace de placement de mes frères, l’abandon de mes études de chant. Je m’étais réfugiée dans un recoin de la cathédrale, à l’écart du parcours habituel des touristes, et je me laissais aller à mon chagrin. Sans que je sache à quel moment précis cela s’est produit, j’ai senti à un moment donné comme une présence autour de moi. Une présence qui me paraissait bienveillante, qui essayait de me consoler. C’était à la fois en moi et autour de moi. Dans ma tête une image s’est alors imposée : la cathédrale m’entourait, me prenait dans ses bras comme une mère prend son enfant pour le consoler. Elle me disait qu’au cours des siècles elle avait connu des catastrophes bien plus terribles que ce qui me touchait : la grande peste, les inondations, l’incendie de la ville, les invasions et les tortures, les bombardements aveugles. Le temps était passé et avait fini par user les peines les plus vives comme l’eau d’un torrent le fait avec le plus dur des granits. Elle me disait aussi que mon destin était de chanter, que c’était pour moi la meilleure façon de prier. Qu’il fallait que je le fasse pour Elle. Alors, réprimant mes larmes, je me suis mise à chanter pour la Cathédrale, pour cette vieille dame qui avait connu tant de détresses. Les voûtes renvoyaient mon chant avec une sonorité que je n’avais encore jamais entendue et ma voix était maintenant comme imprégnée d’une partie des douleurs que m’avait révélées la cathédrale. Implicitement une sorte de pacte s’était créé entre Elle et moi. Je lui donnais ma voix et mes larmes et Elle me donnait la force et le réconfort moral.

Et puis c’est aussi grâce à elle que j’ai pu avoir mon travail. Un jour que je chantais, à l’abri des regards dans mon coin préféré, j’ai senti une main se poser sur mon épaule. Le Père Christophe, l’un des curés en charge de la cathédrale, intrigué depuis quelques temps par mes chants, m’avait découvert. Il m’interrogea et je lui racontai mon histoire. Quelques jours plus tard, grâce à une recommandation du curé, j’obtenais à la Mairie un poste de « chargée de l’entretien de la cathédrale ». Voilà mon histoire, mais je crains de vous avoir ennuyé et de vous avoir donné de moi une image de « simplette ».

Jean ne répondit pas tout de suite. Il avait été subjugué et bouleversé par le récit d’Eléonore, tant par son contenu que par la richesse de l’expression de cette femme de ménage. Il avait jusque là échappé aux drames de l’existence. Sa vie était lisse, douce et confortable. Son dernier chagrin d’amour (le départ de Sophie) s’était vite estompé. Il éprouvait pour Eléonore une immense pitié et en même temps une admiration sans borne pour le courage de cette jeune femme face à l’adversité, semblable à ces héroïnes d’opéra italien, que les malheurs élèvent au lieu de les précipiter dans la déchéance.

-« Mais, Eléonore –permettez que je vous appelle par votre prénom- pourquoi avez-vous continué ce travail de femme de ménage ? Je comprends que dans l’urgence cela vous aidait à vous sortir d’un mauvais pas, mais il me semble que votre niveau général vous permet d’espérer quelque chose de mieux ? »

-« Je ne peux pas. »

-« Et pourquoi ? »

-« A cause de la cathédrale. »

-« Je ne comprends pas… »

-« Oui, c’est difficile à expliquer. Au bout d’un an environ, lorsque la mairie – qui avait déjà employé ma mère – me proposa un poste administratif mieux rémunéré, je me suis rendue à la cathédrale pour remercier le Seigneur de m’avoir aidée à surmonter cette mauvaise passe. Je priais dans une petite chapelle lorsque la voix de la Cathédrale se fit entendre en moi. Il est difficile d’expliquer à quelqu’un comment celle-ci se manifeste pour moi. J’ai pris l’habitude de l’entendre maintenant et elle m’est familière. C’est une sorte d’écho ou de résonance qui m’envahit entièrement. Les mots ne sont pas prononcés mais leur évidence s’impose à moi avec une clarté qui ne laisse aucun doute sur leur signification. Cette voix me disait que je devais rester à Son Service. Que la Cathédrale m’aimait. Qu’elle avait pris soin de moi, m’avait réconfortée, m’avait fait découvrir mon vrai talent qui était le chant et je devais continuer à chanter pour elle. Que ce serait injuste de l’abandonner. Tout ceci était dit avec le ton sévère d’une mère admonestant son enfant. J’ai pleuré, et – je l’avoue – j’étais heureuse de me sentir aimée. J’avais envie de m’abandonner dans les bras maternels de cette grande nef de pierre. Je lui appartenais et j’aimais cela. »

Jean écoutait Eléonore et il découvrait son âme fragile et sensible. Cette femme avait une beauté intérieure qui la transfigurait et faisait oublier les imperfections de son physique. Sa voix magnifique n’était finalement que le reflet et l’expression de cette âme exceptionnelle.

Comme un coup de tonnerre qui éclate dans un ciel serein une évidence envahit Jean : cette femme était un joyau qu’il ne pourrait plus quitter !

-« Si le destin - tel que vous l’a révélé la cathédrale - est de chanter, alors je suis peut-être son instrument. Venez dans mon école, à Montpellier, vous aurez accès à un répertoire très vaste et bénéficierez des meilleurs enseignements. Ce ne sera pas trahir votre « engagement ». Ne vous préoccupez pas des questions matérielles et financières, j’en fais mon affaire.

-« Monsieur, je vous remercie de l’intérêt que vous me portez. C’est une proposition qui me tente évidemment, mais je dois en parler avec mes frères et ne peut en décider ici sur le champs.

-« Je vous en prie Eléonore, ne m’appelez plus « monsieur ». Je m’appelle Jean et c’est ainsi que je veux que vous m’appeliez dorénavant. Quant à votre décision je comprends que sa soudaineté vous mette dans l’embarras. Pourquoi ne demanderiez-vous pas un congé exceptionnel à la Mairie ? Cela vous permettrez de venir à Montpellier et vous rendre compte par vous même de l’environnement que je vous propose. J’ai encore deux jours d’auditions chez madame Duchêne ; donnons nous rendez-vous ici, à la même heure, après-demain. »

Ces deux jours parurent interminables à Jean. Sur le plan professionnel ils lui avaient apportés deux candidats, un jeune homme à la belle voix de ténor et une jeune soprano, mais son esprit était rempli d’Eléonore. Son image et sa voix s’étaient imprégnées en lui comme une marque au fer rouge, lui procurant une douleur permanente et excitant son envie de la revoir. Il était anxieux de connaître sa décision et il n’osait pas imaginer quelle serait sa peine si elle refusait. Attiré comme par un aimant Jean se rendit à Notre Dame. Il espérait un peu voir Eléonore mais étrangement elle n’était pas là. Peut-être ce jour là ses horaires étaient-ils différents ? Il en profita pour visiter plus en détail la plus grande cathédrale de France dont les travaux ont commencé en 1220 et se poursuivirent pendant plus de 300 ans ! La hauteur de la voûte donne le vertige, matérialisant le symbole de l’élévation vers le Ciel. Aucune sculpture décorative ne vient accrocher le regard à l’exception des chapiteaux des colonnes et des clefs de voûte qui marquent et soulignent les intersections importantes. Jean regardait les statues des saints et des évêques fondateurs et leurs sourires énigmatiques semblaient le défier.

Enfin le soir arriva. Le temps semblait en suspens et Jean, contrairement au jour de sa rencontre avec Eléonore, n’était pas sensible aux bruits et aux odeurs de la ville. Seule la pensée de la jeune fille l’habitait.

Il la vit arriver depuis l’autre bout de la place. Cette fois elle était en jupe ample et chemisier blanc. Jean remarqua qu’elle était grande et que sa démarche était élégante. Le balancement de ses hanches faisait valser sa jupe et découvrait des jambes fines et longues. Elle avait défait son chignon et ses cheveux noirs encadraient son visage, masse sombre autour d’un visage à la blancheur diaphane. Lorsqu’elle s’assit devant lui il remarqua que ses yeux étaient d’une couleur gris vert un peu semblable à celui des chats.

-« Avez-vous réfléchi à ma proposition ? »

-« Oui, je suis d’accord mais je ne dispose que d’une quinzaine de jours. La Mairie est obligée de recruter une intérimaire car nous sommes en pleine saison touristique. »

-« Et vos frères ? »

-« Oh, eux ne posent pas de problèmes. L’aîné à presque 17 ans et il a l’habitude de s’occuper du petit. Je leur laisserais de l’argent pour les courses. Il ne me reste qu’une chose à faire… »

-« De quoi s’agit-il ? »

-« Je veux aller à la cathédrale et Lui annoncer mon départ. »

Jean avait mis sur le compte d’une sensibilité exacerbée de la jeune fille le récit dans lequel la Cathédrale communiquait avec elle. Loin d’en tirer une quelconque moquerie, il avait admiré cette sensibilité à fleur de peau qui est souvent l’apanage des grands artistes. Pourtant il était étonné qu’Eléonore continuât à en parler comme si, au-delà d’une simple image, il s’agissait de prévenir réellement celle-ci de son départ. Il entra toutefois dans son jeu :

-« Si elle est bienveillante à votre égard, elle ne peut qu’approuver ce départ ? »

-« Ce n’est pas aussi simple. A plusieurs reprises, et par exemple quand il a été question d’un poste administratif à la Mairie, j’ai bien senti que la cathédrale n’appréciait pas que je l’abandonne. Je vous ai dit que je me sentais un peu comme « sa chose », c’est une relation de domination qui est la nôtre. Après tout, au Moyen-âge, à l’époque où la Cathédrale a été construite, Dieu était un personnage sévère, prompt à déclencher sa colère divine sur ceux qui osaient braver ses commandements. J’irai tout à l’heure. »

-« Bien Eléonore, nous partirons demain matin. Soyez à 10 heures à la gare. »

Profondément enfoui sous les fondations, un esprit maléfique avait perçu le discours d’Eléonore. Il était satisfait. Cette femme qu’il avait soumise à son pouvoir croyait en Dieu et c’est à lui qu’elle attribuait le dialogue qu’il avait entamé avec elle. Pourquoi la détromper ? N’était il pas le frère mal-aimé de Dieu ?

Le voyage fut long mais Jean ne vit pas passer le temps. Lorsqu’ils ne parlaient pas et qu’Eléonore regardait le paysage défiler, il l’observait et commençait à aimer ses traits pourtant ingrats, ses yeux notamment et leur énigmatique éclat vert.

Arrivés à Montpellier Jean conduisit Eléonore chez Madame Piganiol qui tenait une pension de famille dans laquelle logeaient plusieurs élèves du Conservatoire. En cette fin de Juin, de nombreux élèves avaient déjà regagné leurs familles et il n’y eut aucun problème pour loger la jeune femme

Le lendemain matin fut consacré à la visite du Conservatoire. Tous les professeurs étaient encore là, mettant à profit le relâchement des cours pour préparer les traditionnels festivals de l’été où se produisaient régulièrement les élèves et les professeurs. Jean fut discret sur les talents de sa jeune protégée, laissant la surprise de la découverte de sa voix à une audition qu’il se promettait de réaliser le soir même. Il avait l’autorisation du chapelain pour utiliser occasionnellement la petite chapelle de Saint Augustin lors de ses auditions et il comptait bien y amener Eléonore et une petite assemblée de professeurs. Il lui avait demandé de se remémorer quelques arias de certaines cantates de Jean-Sébastien Bach et de chanter à nouveau le lieder de Mahler qui l’avait tant ému dans la cathédrale.

Eléonore se prêtait de bonne grâce à tous les préparatifs. En attendant elle discutait avec les élèves comme si elle les avait fréquentés depuis longtemps.

Jean et Eléonore dînèrent avec deux professeurs : une jeune femme qui enseignait l’art du contre-chant et un violoncelliste qui accompagnait souvent les interprètes. Eléonore parla de sa passion pour le chant, de ses difficultés qui l’avaient amener à suspendre ses études, mais passa sous silence ses rapports spéciaux avec la cathédrale d’Amiens.

Vers dix heures du soir, la nuit était finalement tombée, apportant la fraîcheur d’une brise venue de la Méditerranée. Le chant lancinant des grillons s’était allumés en même tant que les réverbères de l’avenue. Des adolescentes parcouraient l’avenue bras dessus bras dessous en riant aux éclats pendant que des jeunes garçons de leur âge les croisaient d’un air hautain suivant la tradition immémoriale de la promenade nocturne dans les pays de la Méditerranée.

Jean conduisit le petit groupe de dîneurs vers la chapelle. Il ouvrit et fit la lumière. La décoration était limitée au strict minimum ce qui - sur la plan acoustique - était un gage de pureté. Seule une statue de Saint Augustin, le grand philosophe chrétien d’Afrique du Nord à qui la chapelle était consacrée, apportait un élément décoratif en dehors de la croix qui trônait sur l’autel.

Eléonore commença par une aria de Bach extraite de la cantate dite « Jésus que ma joie demeure », accompagnée discrètement par Samuel au violoncelle. D’abord un peu emprunté, son phrasé se délia rapidement et les contrepoints du Kantor de Leipzig entremêlèrent magnifiquement les voix de la femme et celle du violoncelle. Il n’y eu pas d’applaudissements : cela n’était pas dans les habitudes du Conservatoire, mais les commentaires étaient tous élogieux. Lorsque Eléonore termina le lieder de Mahler, dont les accents tragiques étaient en parfait accord avec le ton de sa voix et l’expressivité de son visage, Jean perçut l’émotion de l’assistance. Là encore aucun applaudissement mais quelques « bravo » échappés des lèvres de plusieurs professeurs. Eléonore était adoptée. Entourée par le corps professoral, elle écoutait en souriant les propositions qui tournaient toutes sur le programme à venir pour la nouvelle élève de l’année prochaine.

Jean trouvait que le temps passait trop vite. Dans quelques jours Eléonore devait rentrer à Amiens et il ne pouvait s’y résoudre. Certes l’expérience du Conservatoire avait été jugée positive par Eléonore mais elle n’avait pas encore annoncé sa décision pour la rentrée de Septembre. Pour lui ce n’était plus la future élève étoile qui l’intéressait mais – il osait maintenant se l’avouer – l’amour de sa vie.

Un soir qu’ils dînaient dans un petit restaurant en bord de plage, il prit sa main et, les yeux dans les yeux, lui avoua son amour. Le visage d’Eléonore s’éclaira et ses yeux brillèrent. Elle admit que, bien que manquant d’expérience en la matière, il lui semblait que le sentiment qu’elle éprouvait pour lui était bien de l’amour. A partir de ce moment là Jean et Eléonore ne se quittèrent plus. Ce soir elle ne rentra pas chez madame Piganiol mais suivi Jean dans sa petite maison de la banlieue de Montpellier.

Le lendemain elle téléphona à la mairie d’Amiens et obtint une prolongation de 15 jours de congé exceptionnel. Cette période fut pour les deux amants un véritable enchantement. Eléonore découvrait l’amour pour la première fois. Elle s’y abandonnait comme elle l’avait fait en s’engageant dans le chant, avec une gravité et une liberté qui ne laissait aucune part à la retenue ou à la pudeur. Ils échafaudaient des projets d’avenir : elle serait une grande soliste, demandée par les plus grands orchestres symphoniques et lui serait son professeur et agent.

Ils avaient décidés de retourner à Amiens pour régler la situation d’Eléonore sur place : démission de son emploi à la mairie, congé de sa location, déménagement avec ses deux frères pour Montpellier. Avant de quitter Amiens ils passeraient à la cathédrale où Eléonore voulait se recueillir une dernière fois.

Alors que les deux amants pénétraient dans la cathédrale, dans une crypte secrète enfouie sous les fondations, l’esprit de Belzébuth sortait de sa torpeur. Il se terrait là depuis des siècles, exactement depuis qu’on avait décapité sur la place publique d’Amiens ce moine espagnol appelé Firmin. Il se souvenait : c’était un jour sombre et neigeux de l’hiver, en 301 après la naissance de celui qu’on appelait le Christ. Il avait fait un pacte avec le moine : la vie sauve contre son âme. Epuisé par des jours et des nuits de torture, Firmin avait accepté. Ce jour-là, dans la brume du petit matin, un jeune garçon s’était échappé de la ville. C’était Firmin. Mais son corps d’origine, habité par l’esprit du Malin, était resté enchaîné dans sa cellule, attendant avec délice l’heure où il aurait consommé l’âme promise. Plus tard une église romane, puis cette cathédrale consacrée à Jean-Baptiste s’était élevées sur le lieu du supplice de Firmin, que les hommes ignorants avaient élevé au rang de Saint.

Maintenant cette fille revenait le narguer, apparemment heureuse avec cet homme qu’elle appelait Jean. Ne lui avait-il pas appris la beauté de la douleur ? C’est lui – Belzébuth - qui lui avait envoyé les images des souffrances du passé, lorsqu’elle était venue pleurer la mort de sa mère. N’étaient-elles pas plus belles que celles de sa morne vie ? C’est encore lui qui avait mis dans sa voix cet accent tragique qui ensorcelait maintenant tous ceux qui l’entendaient dans la cathédrale. Les humains devaient savoir que le Bien n’existe pas sans le Mal. De même que la lumière n’existe que parce que l’ombre la met en valeur. Il était le coté obscur de toutes choses, celui des bourreaux anonymes de banlieue comme de ceux de Buchenwald.

La tuer serait trop simple et trop doux pour elle. Il voulait qu’elle souffre pour le restant de ses jours et qu’il puisse se repaître de sa douleur.

Jean eut juste le temps de voir arriver sa mort. Une des statues qui gardaient l’entrée de la cathédrale lui tombait dessus. Avant que le rideau de ténèbres ne tombe sur sa vie, il entendit Eléonore pour la dernière fois. C’était un cri d’une beauté et d’une puissance indicible. Il sortait non de sa bouche mais de tout son corps et de toute son âme et il prononçait son nom : Jean !

 

Si vous visitez la cathédrale d’Amiens il vous arrivera peut-être de croiser Eléonore. Même si la mort de Jean ne remonte qu’à 5 ans, elle ressemble maintenant à une petite vieille, tassée dans son uniforme gris. Ces yeux aussi sont devenus gris et tout éclat de vert a disparu. Gris aussi ses cheveux retenus en chignon. Elle continue à faire le nettoyage de la cathédrale. De temps en temps elle s’appuie sur son grand balai et regarde au loin, vers un horizon qu’elle est la seule à voir. Elle n’a plus jamais chanté. Peut-être verrez-vous ses lèvres remuer et penserez-vous qu’elle prie ? Mais moi je crois que dans sa tête résonne ce chant de Gustav Mahler pour des enfants morts qu’elle chantait quand Jean l’avait entendue pour la première fois. Sa voix silencieuse, échappant maintenant au Malin, monte directement au ciel où les Anges l’écoutent, emplis d’amour pour elle.





Note de l’auteur :

« Depuis le Moyen-âge jusqu’au 19ème siècle les femmes ne pouvaient pas chanter dans les églises. A cause d’abord de leur impureté mensuelle mais aussi parce qu’on craignait que la beauté de leur voix ne vienne troubler les anges. C’est pourquoi des castrats professionnels étaient chargés de tenir les rôles de sopranos ou d’altos dans les chants sacrés.»

 

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